Je ne me souviens pas exactement quand et comment dans mon enfance j’avais commencé à remarquer la présence de T.M. Mes vagues souvenirs sur elle passaient la plupart par intermédiaire d’un gars qui s’appelait T. Il était en cinquième B avec moi et les copains l’appelaient ‘T. lò’ car il habitait à l’institut Pasteur tout près de lò heo. Cheveux toujours coupés très court, visage rubiconde, malgré le jeune âge T. avait déjà une personnalité assez marquante. C’était une grande gueule, un joueur qui pariait sur tout, quelqu’un qui en manque évident de la capacité de persuasion par discussion utilisait les coups de poing souvent accompagnés par des insultes des plus colorés pour imposer son point de vue. Plusieurs fois nous ses copains on était invité à se rendre à la plage à la fin de la journée d’école lorsqu’il organisait des rencontres de boxe pour décider qui avait raison. Ces rencontres finissaient heureusement très vite lorsqu’en défaut de moyen, cloué au sol avec son adversaire à cheval sur son ventre qui l’arrosait de coups, il demandait haletant de faire une pause pour reprendre un autre jour. Après deux ou trois fois comme celle-là on refusait de le suivre. Faute de spectateurs, l’excitation s’estompait et ces bagarres finissaient pour disparaître tout seul. C’était définitivement un personnage qu’on ne rencontrait pas tous les jours! Son père travaillait à l’institut Pasteur. Il devrait y exercer une responsabilité assez élevée car on lui avait attribué une maison de fonction style colonial énorme avec entrée principale depuis rue Duy tân. À part une ou deux sœurs plus petites, T. avait un frère majeur, promo 71 sauf erreur. Celui-ci s’appelait B. mais que T. appelait ‘B. ù’ quand ce n’était pas ‘thằng B. ù’. C’est vrai que son frère était grand, gros et la taille excessive des cuisses l’obligeait à marcher à jambes écartées à la V mise à l'envers, mais il avait dû aussi être las de se voir rappeler tout le temps cet attribut humiliant. De toute façon, T. semblait prendre un malin plaisir à maltraiter ce dernier. Et il payait le prix. Ce n’était pas rare pour moi d’assister chez eux à une escalade de tension souvent pendant une partie de cartes. On commençait par des échanges verbaux qui montaient vite de ton. Le tout finissait toujours par T. qui mettait les jambes au cou avec son frère qui lui courait derrière, tous les deux à une vitesse folle depuis la maison prenant la direction de la sortie de rue Duy tân. Toutes les fois vers à peu près mi-chemin, T. se faisait attraper par son frère plus rapide et entre cris aigus et pires insultes les deux se roulaient par terre et s’échangeaient toute une panoplie de coups interdits dans un nuage de poussière où on entrevoyait de temps à autre émerger un pied, un bras, une tête. Je mentionnais auparavant que T. était un joueur hors pair qui faisait des paris sur tout. Un de ses victimes était Th. un copain de classe. N.Đ.Th. habitait vers la partie finale de la rue Phan Bội Châu, près de l’hôtel L.Đ de la famille de H.T.Q qui se trouvait de l’autre côté de la route. L’été dernier (2010) je suis rentré à Nhatrang et à l’emplacement de l’ancienne maison on a construit un hôtel à 4 étoiles, hôtel Olympique. Cela m'a fait un drôle d'effet. Sa famille vivait durant ces années du commerce de riz. J’aimais beaucoup le gars car il était d'une grande sympathie et je lui rendais visite plusieurs fois par semaine. Mes fréquentes visites chez lui n'étaient cependant pas toujours sans sous-pensées. Il avait deux sœurs: H. promo 71 et N. promo 73 et elles étaient les deux ravissantes. La plus petite me plaisait particulièrement avec son beau visage, ses sourires, ses dents régulières et ses mini-jupes couleur azur et rose sur des jambes magnifiques. Mais chaque fois qu’elles m’apercevaient devant la maison avec leur frère elles se retiraient systématiquement dans la pièce à côté se soustrayant ainsi à mon regard. Avec les yeux d’aujourd’hui, je dirais qu’elles se savaient jolies et avaient développé un fort instinct de conservation vis-à-vis des mâles mais à l’époque cela me donnait des frustrations qui étaient heureusement vite oubliées. Malgré qu’il ait pas mal de problèmes scolaires, T. était un gars intelligent et très fort au jeu croix-zéro. Le point c’est qu’il ne jouait jamais juste pour jouer. Si ce n’était pas pour de l’argent, il jouait pour gagner des feuilles de papier blanc arrachées au milieu à un cahier, ces mêmes feuilles doubles qui nous servaient pour écrire des tests en classe. Je ne vous dis pas combien de cahiers entiers Th. avait dû payer à T. de sa poche par ce jeu qu’ils pratiquaient en cachette sous la table pendant les leçons. H.T.Q avait lui aussi tenté sa chance quelques fois avec T. mais après qu’il avait dû dépenser l’équivalent d’une semaine de son argent de poche pour payer les cahiers à celui-ci il avait fini par jeter l’éponge. Avec H.T.Q, Th. faisait du tennis et les deux étaient considérés pour ce sport comme les plus forts de la classe. Rien d’extraordinaire puisqu'ils étaient les seuls à jouer. Mais T. qui empoignait la raquette comme si c’était une massue et se déplaçait sur la cour comme un canard ne faisait aucun souci à défier Th. En argumentant qu’il était nettement moins fort, il se faisait donner par celui-ci beaucoup de points d’avantage. Celui qui perdait payait en…feuilles blanches et de nouveau Th. allait devoir puiser plusieurs fois dans la caisse familiale pour payer des cahiers entiers à T. Selon fonte non confirmée, en manque de feuilles de papier, Th. avait proposé une fois à T. de lui payer en sac de riz, ce que celui-ci sèchement refusait ne sachant quoi faire avec. Comme beaucoup de monde, moi compris, T. n’aimait pas l’école. Mais contrairement à nous, quand il lui manquait l’envie il restait tout simplement à la maison, sans scrupule et sans peur. En fait, il n’avait aucun problème pour obtenir de la direction d’école le permis de rentrée en classe car les justificatifs il les écrivait lui-même. Une lettre typique: ‘Monsieur le Surveillant, Mon fils (neveu) Đ.C.T. est resté à la maison le jour Lundi 16.5.1965 car il a mal au ventre avec grosse diarrhée.’ Puis extasié devant autant de beauté de l’art littéraire, il y ajoutait la formule de politesse. Ici il atteignait le sommet de son art et ne faisait rien pour cacher sa fierté. Il avait quatre formules qui étaient en réalité deux si on les regardait bien: ‘Veuillez agréer Monsieur l’expression de mes sentiments respectueux.’ ou bien: ‘Veuillez agréer Monsieur l’expression de mes sentiments distingués.’. Ne pouvant pas avoir la diarrhée toute l’année, il s’inventait beaucoup d’autres excuses et lorsque celles-ci n’étaient pas assez convaincantes, il compensait avec d'autres formules de clôture plus renforcées: ‘Veuillez agréer Monsieur l’expression de mes sentiments LES PLUS respectueux.’ et ‘Veuillez agréer Monsieur l’expression de mes sentiments LES PLUS distingués.’ Puis il la faisait signer par Th. ou par H.T.Q. Ce que ceux-ci, amusés, exécutaient comme une tâche d’école quelconque. Cela pouvait sembler incroyable mais il ne se faisait jamais attraper. Un gars comme T. n’avait peur de personne sauf de …T.M. J’étais assez proche de lui pour pouvoir affirmer qu’il avait failli mouiller ses pantalons plusieurs fois à la seule vue de celle-ci. Il la rêvait nuit et jour et quand il la voyait de loin il me tirait par le bras pour qu’on s’approchait d’elle ensemble. De toute évidence l'idée d’y aller tout seul était pour lui inimaginable. Lorsque la distance s’était réduite à une dizaine de mètres, affolé par cette insoupçonnée témérité et ne croyant même pas qu’il avait en lui autant de courage, d’une main moite de sueur il me tirait par le bras pour qu’on arrêtait notre ménage. Il souffrait le martyre mais moi qui regardais T.M. avec des yeux innocents je souffrais autant que lui. Pauvre mec! Son karma l'avait amené à tomber fou amoureux d’une fille qui à ce temps s’identifiait elle-même à un garçon et semblait ne rien trouver d’intéressant chez les autres garçons de son âge. Contrairement à ce que j'ai pu observer de nos jours avec mes fils, à l'époque les filles de notre classe avaient autres intérêts que les camarades garçons. Elles les trouvaient moches. Pendant qu’elles étaient tout le temps belles, bien habillées et propres, les garçons non seulement disaient des vilains mots mais étaient aussi stupides, sales et se sentaient mauvais. Des années plus tard pendant une promenade avec B.L dans les vignes de Lavaux en Suisse, je voulais savoir quelle image de moi elle avait à ce temps. Je n’aurais pas dû. Sans aucune hésitation, elle répondait Kiên ghẻ. Mon ego subissait à l’occasion un des pires moments de mon existence. Dû à cette différence abyssale de classe, il n’y avait presque jamais d’accrochages entre les deux populations. Cela ne voulait pas dire qu’il n’y avait pas. Une fois H.T.Q. et T.M. avaient eu un échange un peu agité. J’étais témoin, assis entre les deux. Ces deux se respectaient car ils étaient assez bons en classe mais on voyait qu’ils ne s’aimaient pas. J'ignorais ce qui avait tout déclenché ce jour, mais après quelques petites phrases que chacun à son tour lançait dans l’air adressées à tous et à personne, on voyait T.M. se lever brusquement de son banc et furieuse procéder à pas rapides vers le prof. C’était pendant une période avec Thầy T. comme remplaçant. Elle lui consignait un petit billet que je lui avais passé auparavant. Pendant la discussion qui s’en suivait, elle avait le dos tourné vers nous et pivotant sur elle-même du doigt elle montrait au prof où exactement se trouvait l’auteur. Pour être plus précis à propos du billet, c’était moi le facteur mais c’était H.T.Q. qui l’avait écrit. Thầy T. debout, fixant un point invisible devant ses chaussures écoutait avec intérêt. Puis redressant ses lunettes portées très bas sur le nez, il dépliait le petit billet et commençait à lire en silence. Une fois fini, il avait l’air perplexe, se concédait une pause et fermant les yeux s’enfonçait dans une méditation profonde. Quelques secondes après, comme frappé de plein fouet par un éclair d’éveil il se ressaisissait brusquement, ouvrait ses yeux, secouait vigoureusement deux ou trois fois le billet puis se remettait à le relire. Cette fois il le faisait à haute voix en prenant soin d’articuler clairement: "CON GÁI MÀ MUỐN THỬ LỬA THÌ SẼ CÓ RƠM". Inutile dire que H.T.Q. avait dû ensuite se présenter au tableau pour des explications suivies de humbles demandes d’excuse. C’était un coup dur qui laissait des traces en lui car depuis il évitait soigneusement de croiser le chemin de celle-ci. Des années plus tard, j’apprenais que ce prof aimait boire et pas toujours du thé ou de l’eau. Vus en ralenti ses mouvements au cours de ce rite pour le moins surprenant, je me demandais si par hasard il n’avait pas pris un verre de trop ce jour contribuant ainsi et de façon involontaire à donner un aspect surréaliste au souvenir. De mon côté j’avais attendu longtemps dans l’espoir de voir la suite du ‘rơm’ et du ‘lửa’. N’ayant vu arriver ni l’un ni l’autre, j’avais finalement décidé de tout laisser tomber et passer à autre chose. T.M. était une des rares filles de notre école qui fréquentait un dojo (võ đường). Reconnaissant qu’elle exerçait une attraction puissante sur les garçons, elle se prémunissait contre des éventuelles manifestations d’affection trop envahissantes de ceux-ci. À l’époque, nous faisions du Vovinam et il-y-avait T.M., un autre garçon de notre classe qui s’appelait M. et moi dans les classes du matin. Pendant que M. et moi on formait un couple dans une même classe, T.M. évoluait dans une autre en couple avec une copine. Un jour à la sortie du dojo, en discutant avec un élève de sa classe, M. et moi nous apprenions qu’elle était bonne au kata (đi quyền) mais aussi dans les duels (song đấu). Peut-être moins percutant avec les coups de poing mais diable comme elle savait jouer de pied! Les garçons qui s’entraînaient avec elle devaient faire beaucoup d’attention à ses coups de pieds. Selon le gars, il avait vu de ses propres yeux un de ces combattants se plier en deux de douleur et sautillant autour de la salle serrait bien fort entre les mains son ‘bien précieux’ brutalement touché par T.M.. M. et moi on se tordait de rire, mais notre respect envers T.M. assumait désormais une autre dimension. Étant copine à ma sœur T.D., T.M. venait de temps en temps chez nous, toujours en vélo. Je me souvenais d’elle avec les cheveux qui descendaient le long de ses épaules et la ligne de séparation à gauche de sa chevelure. Ils ornaient un visage harmonieux et beau à regarder. Comme déjà avec T.A., j’avais détecté à ce temps un quelque chose qui ressemblait à un air de mélancolie caché derrière son regard. Je ne m’attendais surtout pas que c’était le signe précurseur d’une vie parsemée de drames, de chagrins et de larmes. Elle devrait avoir à ce temps quinze ou seize an, grande et tout maigre. Quand elle discutait avec les autres filles en position debout, avec un pied mis devant l’autre les mains dans les poches, je la voyais encore avec son dos légèrement courbé et sa hanche poussée vers l’avant. Je ne me souvenais pas de l’avoir vue en jupe. Elle portait presque toujours des pantalons. En tout et pour tout elle me donnait l’idée d’être juste un autre garçon et personnellement je ne voyais aucune raison pour la traiter différemment. Je suis parti du CFNT à la fin de l’année scolaire 1969-1970 et laissé définitivement le Việt Nam à la fin de 1971. Depuis j’avais revu T.M. deux fois. La première fois c’était vers le milieu des années 80. J’étais allé visiter Los Angeles aux USA et j’avais dormi une nuit chez elle comme invité. Je me souvenais encore de la présence d’un petit bonhomme dodu d’à peu près un ou deux ans qui déambulait en Pampers, à pas incertains dans la maison et qui se plaisait à venir plusieurs fois me rendre visite dans ma chambre. C’était son dernier fils si je ne me trompais pas. Ce petit bonhomme aurait dû avoir plus de 25 ans maintenant! Je suppose que le temps passe vite, mais pas à cette vitesse! Pendant que j’écris ces lignes, je trouve effarant qu’un quart de siècle avait passé depuis ce jour. À l’occasion, je me retrouvais entièrement la fille que j’avais connue des années auparavant mais cette fois avec le dos décidément plus courbé. La mélancolie derrière le regard transparent d’antan était remplacée maintenant par quelque chose qui par moments ressemblait à du sombre désespoir. La vie n’était pas tendre avec elle pendant toutes ces années et le poids des chagrins se faisait sentir sur son corps frêle. Comme si elle avait besoin d’un ami pour partager ses peines, elle avait insisté plusieurs fois pour que je sois venu vivre en Californie. Lorsque j’étais parti je ne savais pas que les choses allaient tellement dégrader par la suite pour T.M. et que d’interminables périodes noires culminées par des dépressions allaient s’acharner sur elle. J’avais appris ensuite qu’elle s’en était sortie avec beaucoup de courage mais au prix d’énormes souffrances. Ce n’était décidément pas le type de bonheur qu’on aurait souhaité à ceux qu’on aime. Avec du recul, j’aurais bien aimé avoir passé plus de temps avec T.M. en cette occasion. Cela m’aurait permis de rester à côté d’une copine qui faisait partie de mon enfance. Peut-être même la partie la plus belle. Mais surtout pour l’écouter, si elle le voulait bien, pendant qu’elle repassait les éprouvantes expériences de vie qu’elle a dû endurer. Oui, juste pour l’écouter, en restant tout près d’elle. Trương Minh Kiên |
© cfnt, Collège Français de Nha Trang