Nha-Trang: le village de pêcheurs Fille du dragon endormie ou Le blason de la baie de Nha-Trang avec ses îles. Immensément au-delà des nuages, le Pays des Fées, Le ciel des pays Min et Koei est loin. Un oiseau vole sans fin, un printemps au déclin, Dans un ciel balayé d'une émeraude infinie. Nguyên Du (1) Une fille de dragon sʼest allongée dans la baie; Lʼonde marine recouvre son corps de reine et, Les seins, comme des îlots de tendresse, Pointent vers le ciel, vêtus dʼune verte caresse. A lʼembouchure de son ventre arrondi Un village de pêcheurs sur pilotis est bâti. Un pagne de sable fin ceint sa taille menue Piqueté de palmes et de voiles tendues. Sa tête émerge la-bas, telle une carapace de tortue; Et au loin, au bout de ses bras sous la surface déployés, De la ligne de corail surgissent les mains de la déesse; Les paumes offertes, comme de grands paniers dʼosier Qui transbordent les marins de jonque en jonque. Iles, mains ouvertes flottant comme sur un reposoir Bercées par la houle dans un sommeil cosmique, En attente dʼune manne céleste, comme un ostensoir. Elles présentent le globe solaire au regard de lʼaurore Et cueillent la pluie dʼétoiles dans la voûte du soir Comme des lotus que les ténèbres viennent dʼéclore. Des bandes dʼoiseaux tournoient au-dessus dʼelles Comme le reflet limpide des bancs de poissons. Elles nichent dans les plis des phalanges de la fille Du dragon, où pépient les becs affamés des oisillons. Cʼest dans ces vasques que les hirondelles de mer Viennent patiemment jouer les dentellières Algue après algue, brindille après brindille glanées Sur les seins de la belle endormie, lascive, Elles couturent leurs nids brodés de leur salive. Le chant de la fille du dragon les a captivées, Elles répondent au doux nom de salanganes; Comme le nectar des butineuses abeilles, Leurs couvoirs aux mille saveurs océanes Du palais des gourmets parfois seront le miel. I Lycéennes à bicyclette dans les rues de Saigon Nous voici donc à la fin de lʼannée scolaire 1970-1971, en mai 1971. Nous nous rendons par avion à Saigon pour la correction du baccalauréat. Tous les jurys sont regroupés au Lycée Marie Curie. Nous sommes logés dans une cité différente de celle de notre arrivée en décembre 1970; y résident des fonctionnaires français détachés; la plupart sont des enseignants. Lʼappartement en rez-de-chaussée est plus vaste celui que celui de La Reynière, et surtout moins infestée de cafards. Je suis convoqué en tant que correcteur en français et en philosophie. Les débats avec les collègues prennent parfois un tour assez curieux: un professeur vietnamien de la " vieille école " propose une moyenne extrêmement faible, sous prétexte que les candidats dont il a corrigé les copies ne respectent plus lʼauthenticité de la langue française et emploient un sabir moderne quʼil prend comme une insulte à la véritable culture française. Il se trouve que les enseignants " métropolitains", sans galvauder la langue, tiennent compte, parfois exagérément, certes, de lʼévolution de la langue. Il est vrai, je le concède, que ce professeur parle une magnifique langue du XVIII° siècle. Lʼinspecteur qui préside le jury tente de lui expliquer que lʼon nʼécrit plus comme Voltaire; rien nʼy fait; gêné, jʼai lʼimpression dʻêtre un agent étranger envoyé pour saboter la langue française, mais en même temps, je trouve méritoire que ce professeur tente de préserver lʼidiome dans ce quʼil croit être sa pureté. Finalement, le jury décide de remonter les notes de ses copies pour les ajuster avec les moyennes des autres paquets de copies. Lors des oraux du second groupe (session de rattrapage du baccalauréat), les correcteurs sont parfois abordés par des parents vietnamiens; ils savent dans quel jury passent leurs enfants et cherchent à nous corrompre, parfois à demi-mot, parfois ouvertement. Certains tentent de glisser une enveloppe remplie de billets de piastres en grosses coupures; le nom de leur protégé(e) est inscrit sur le rabat du pli. Cette démarche témoigne du désarroi dans lequel ils se trouvent: sans doute inquiets dʼune situation politique et militaire qui ne cesse de se dégrader (note sur la vietnamisation), ils cherchent à tout prix à évacuer leurs enfants vers des pays européens; beaucoup de bacheliers se rendent chez des familles déjà expatriées en France, après un séjour dʼun an dans un autre pays européen (Belgique, Suisse, etc.) puisque les relations diplomatiques étaient rompues avec la France (cf. le récit précédent). Le baccalauréat français avait une très forte cote, il valait quasiment visa pour la sortie du territoire, et cʼétait encore plus sensible pour les jeunes hommes, pour lesquels un échec signifiait incorporation immédiate dans lʼarmée sud-vietnamienne. Si certains parents faisaient cette proposition peu honnête, on peut aussi supposer que certains correcteurs indélicats avaient dû mordre à lʼhameçon. Mais la peur dʼune dénonciation pour corruption - fréquente, nous étions prévenus - nous préservait de telles tentations, même si nous comprenions cette réaction de protection familiale, surtout pour ceux qui, comme moi, avions cherché à éviter un service militaire effectif dans une France pourtant dégagée de tout conflit armé. Il faut préciser que les enfants qui fréquentaient les établissements français appartenaient souvent à des familles plutôt aisées dont lʼennemi pouvait supposer quʼils soutenaient le régime sud-vietnamien de Thieu, qualifié de fantoche à la solde des Américains, comme le clamait régulièrement la radio nord-vietnamienne (Radio-Hanoï ou Radio-Libération); elle émettait parfois en langue française pendant quelques plages horaires. Nous la captions à Nha-Trang en ondes courtes, au milieu des grésillements et des crachotements parasites. Par contre, sur une large bande F.M., avec une grande puissance dʼémission, nous pouvions entendre, comme dans le film éponyme, le fameux " Good Morning Vietnam " de la Radio des Forces Américaines. La voix pleine dʼallant, un débit effréné, les animateurs donnaient le sentiment que les GIʼs passaient leur séjour au Vietnam dans un club de vacances situé dans quelque endroit paradisiaque. Avant de rejoindre Saigon, depuis quelques semaines, jʼétais pris de problèmes intestinaux assez désagréables. Jʼavais perdu beaucoup de poids; la balance de la pharmacie principale de Nha-Trang attestait de cette perte pondérale; cependant, quand je montais sur la balance du pharmacien, ce geste provoquait un attroupement hilare; de nombreux badauds se réunissaient autour de moi pour voir pivoter lʼaiguille du cadran vers des sommets qui leur paraissaient extraordinaires. Jʼavais lʼimpression dʼêtre une bête de fête foraine qui frappe avec une masse sur un billot qui fait grimper un poids le long dʼun axe vertical... Jʼai ingurgité de grandes quantités de bouillon de riz, censé colmater ces désagréments intestinaux. Ce fut sans effet. Un médecin de Nha-Trang vient mʼexaminer à domicile. Il gare sa limousine hollywoodienne - une Oldsmobile des années 50 avec des ailerons arrières surdimensionnés - devant la porte de notre jardin... Il me prescrit une ordonnance redoutable: il me faudra suivre une cure de champagne... Cela nʼétait ni dans nos moyens financiers ni dans la capacité dʼabsorption de mon foie. Ces ennuis perdurèrent à Saigon et des résidents de la cité (dont jʼai oublié le nom), inquiets de mon état de santé, entreprirent de me prodiguer des soins. Je fis une cure de pastis pur, jʼallais à lʼhôpital Grall de Saigon où des médecins français, V.S.N.A. comme moi, firent une analyse du contenu de mes selles. Verdict: absence dʼamibes. Ce résultat me rassura mais ne résolvait pas mon problème. Puis, un soir, ces résidents attentionnés eurent une idée lumineuse: ils me proposèrent de passer la nuit dans une chambre climatisée; Malika en sortit frigorifiée, mais cette nuit dans une chambre froide bourdonnante me requinqua et mes ennuis gastriques disparurent presque immédiatement. La solution était là, mais à Nha-Trang, je ne disposais pas de climatiseur. Ces résidents nous apprirent que nous logions dans un appartement de leur cité, qui, en octobre 1970, fut le théâtre dʼun drame. Il était occupé par deux V.S.N.A. en transit à Saigon en attendant de rejoindre leur poste respectif. Ils venaient dʼarriver de France et, très friands de découvrir in situ la situation politique sud-vietnamienne, un peu militants gauchistes, et sans doute pro-vietcong, ils interrogeaient les vietnamiens dans la rue, surtout les chauffeurs de taxi 4 CH Renault et les conducteurs de cyclo-pousse âgés, lesquels parlaient encore le français. Mais un jour, quelquʼun leur signala que la plupart des individus dont ils sollicitaient des réponses étaient des indicateurs de la police vietnamienne et quʼils allaient avoir de gros ennuis sous peu. Une nuit, lʼun de ces V.S.N.A., sʼétant endormi les lunettes sur le nez, les pose sur la tablette de faux marbre de la table de nuit, replie les branches, clac!, clac!. Ces déclics résonnent dans lʼappartement quasiment vide de meubles, réveillent en sursaut son voisin de chambre - ce dernier a dû croire que quelquʼun coulissait la culasse dʼun revolver, introduisait une balle dans le canon et le mettait en joue -, il se jette sur le premier venu, en lʼoccurrence son compagnon de chambrée, brandit quelque objet contondant, frappe son colocataire à tout va. Ce dernier se met à hurler, sʼéchappe de lʼappartement, court sur la placette de la cité, frappe aux portes dʼentrée des résidents, cherche à se soustraire aux coups qui continuent de pleuvoir sur lui. Des lumières sʼallument, des résidents sortent, maîtrisent la victime, pensant que cʼest lui qui est à lʼorigine de lʼagression. Lʼautre est assis par terre un peu plus loin, prostré, étrangement calme. Il déclare quʼ"on " veut le tuer, quʼ"ils " savent quʼil est pour le vietcong, il nʼen démord pas malgré les paroles apaisantes des résidents qui tentent de le rassurer. En vain. Les résidents soignent la victime qui est dirigée vers lʼhôpital Grall - elle souffre de contusions multiples -, recouchent lʼagresseur, et deux ou trois dʼentre eux le surveillent à tour de rôle jusquʼau matin, puis préviennent le Service Culturel. Il est mis sous surveillance psychiatrique, il développe un syndrome paranoïaque, et le pronostic médical est défavorable quant à son maintien comme enseignant en poste à lʼétranger. Le Consulat décide de le rapatrier vers la métropole, il ne rejoindra jamais Nha-Trang où il avait été nommé: il devait exercer en qualité de professeur de Français. ! Cʼest parce que je leur avais dit que jʼétais professeur de français à Nha-Trang depuis décembre 1970 que ces résidents nous ont raconté cette histoire. Et ainsi, par un hasard plutôt malencontreux, nous occupions pendant la correction du baccalauréat, lʼappartement où sʼétait joué le drame qui mʼa valu dʼêtre nommé au Vietnam. En frappant son compagnon, il libérait un poste; et cʼest ainsi que la belle Nha-Trang est entrée dans notre vie. Femmes assises auprès des palanches sur un marché de Saigon II Au retour de Saigon, les V.S.N.A. du Collège de Nha-Trang préparent leur retour en France. Ils viennent tous de terminer leur contrat de deux ans et rentrent en France; le Ministère des Affaires étrangères, dont nous dépendons, trouve avantage à remplacer cette main dʼoeuvre enseignante peu chère mise à sa disposition par le Ministère de la Défense, par dʼautres V.S.N.A. et non par des expatriés à qui lʼon verse un salaire français et une conséquente indemnité dʼexpatriation. Par contre aucune indemnité liée à la dangerosité de lʼétat de guerre du pays ne leur est consentie. Avec une superbe mauvaise foi, le Ministère des Affaires étrangères tenait toujours le même discours il nʼy a pas eu de déclaration de guerre officielle. Donc, le monde entier vit en paix depuis 1945. «Non!, le Vietnam nʼest pas en guerre», répond-on aux délégués syndiqués reçus dans un consulat entouré de barbelés, et transformé en camp retranché en plein Saigon... Rares sont ceux qui, parmi les V.S.N.A., ont pu prolonger leur séjour par une mission dʼexpatrié... Les expatriés du Collège préparent aussi leur départ, ils prennent leurs vacances hors du Vietnam ou rentrent à lʼissue de leur contrat de 6 ans ou encore changent de poste. A notre retour de Saigon, Pierre Hartmann me convoque dans son bureau. Il me signale que je serai le seul enseignant à demeurer à Nha- Trang, et me demande dʼassurer une permanence dans lʼétablissement scolaire; elle consiste à relever le courrier, à recevoir des parents dʼélèves, ou des envoyés du Service Culturel ou bien du Consulat. Je savais par ailleurs quʼun V.S.N.A., pendant les seize mois de sa période militaire, nʼavait droit à aucun congé. Mais le directeur ne se réfère guère à ces obligations réglementaires. Je me résous à assurer cette permanence dʼautant plus facilement que le directeur me laissera le libre accès à son bureau, aux revues et magazines qui viennent de France. Nous étions dépourvus de véhicule, à part une mobylette Motobécane sur le porte-bagages de laquelle jʼavais adapté un siège sommaire pour circuler avec Malika - ou parfois avec Noëlle. Je demande à mon directeur de pouvoir profiter, pendant son absence, de la 2 CH Citroën de service du Collège. Il accepte, mais il me demande de réserver son usage à la ville de Nha-Trang et à ses alentours. Limités dans nos déplacements jusquʼalors, nous nʼavions pas encore pu profiter de la beauté des paysages de la campagne environnante. A propos de ma mobylette Pour immatriculer cette modeste machine dʼoccasion, il mʼa fallu remplir vingt sept exemplaires, et comme je renâclais quelque peu devant une telle débauche de papiers administratifs, lʼemployé me répondit très doucement avec un petit rire satisfait: " Administration française!". Mais jʼignorais alors que cette Mobylette avait une autre particularité. En fait, elle semblait appartenir à un... chien. Rolls, le chien de notre résidence de Le-Van-Duyet, y était attaché au point de la suivre partout où elle se rendait. Cʼest ainsi quʼil passa de la villa dʼAlain Deplante - lʼancien propriétaire de la mobylette - à la nôtre, mais Rolls trouvait de la nourriture chez tous les résidents des villas. Quand je me rendais au lycée, il accompagnait le cyclomoteur, courant en parallèle de la mobylette; puis, pour se remettre de sa course, il sʼinstallait dans la salle de classe la plus fraîche à son goût. De profonds soupirs sʼélevaient alors au milieu dʼun cours de mathématiques ou de grammaire. Exprimait-il alors lʼennui que nos élèves vietnamiens ne se seraient jamais permis dʼexprimer de vive voix? Malika, Rolls et moi, nous passions dʼagréables matinées dans lʼenceinte du Collège. Dans les fauteuils en rotin du bureau du directeur, je prenais connaissance du courrier du Service culturel, nous lisions des revues ou des livres de la petite bibliothèque. Comme les portes étaient toujours ouvertes, nous observions le manège suivant. Le chien du directeur - un petit teckel - était resté sur place et avait été remis aux bons soins de la servante. Mais il avait lʼhabitude de dormir sous le bureau quand son maître était là. Et Rolls, bâtard de berger allemand, auditeur libre des classes du Collège pendant lʼannée scolaire, occupait désormais le bureau du directeur. Il nʼy eut pas de conflit direct pour la possession du bureau, la taille de Rolls, chien pacifique au demeurant, était, à elle seule, dissuasive pour le teckel. Un jour, en pénétrant dans le bureau, une flaque à lʼun des pieds du bureau nous intrigua. Cʼest Rolls qui nous livra lʼexplication. Il sʼapprocha de lʼangle, leva la patte à son tour et envoya un jet dʼurine contre le pied du bureau. Il fallut nettoyer. Mais le manège recommença le lendemain. Les jours suivants, il fallut ruser pour que Rolls nʼaccompagne pas la mobylette sur le chemin du Collège. Mais le teckel, même en notre présence, continua dʼuriner contre lʼangle du bureau. Il nous fallut fermer le bureau et migrer vers une salle de classe … Juillet 1971. Cʼest ainsi quʼavec cette " deuche " providentielle, nous avons pu visiter dʼabord les alentours de Nha-Trang, et rejoindre, en allant un peu vers le nord, lʼancienne route mandarine. Elle reliait le Sud au Nord, mais depuis lʼaprès-Genève, elle était coupée au-delà de Quang Tri, par la partition politique en Nord et Sud-Vietnam. De magnifiques plages paradisiaques, où les palmiers sʼavancent presque jusquʼà la mer, penchés comme des esclaves à la chevelure un peu folle, dont la fonction serait de nous éventer, de nous offrir lʼombre de leur palanquin. Et des esclaves nus, tout imprégnés dʼodeurs, Qui me rafraîchissaient le front avec des palmes, Et dont lʼunique soin était dʼapprofondir Le secret douloureux qui me faisait languir. (2) Vers le Cap Varella Pique-nique près du Cap Varella, au nord de Nha-Trang. Entre les falaises et la mer, une très mince langue de terre, sur laquelle passe la route N°1 et sʼétend une plage cette fois-ci sans palmiers. Le sable est fin, semble bien dense et lʼon connaît lʼaptitude de la 2 CH à rouler sur des terrains non asphaltés. Je lʼengage sur le sable, tout va bien, nous déjeunons tranquillement et nous repartons. «La «deuche» avance de deux, trois mètres, sʼimmobilise. Marche avant, marche arrière, impossible de bouger. Nous sommes ensablés; les roues avant sont enfoncées jusquʼau moyeu; pas de pelle, pas de branchage disponible à mettre sous les pneus. Pourtant il faut rentrer, car les routes sont peu sûres; et la nuit appartient au vietcong...: ce conseil de prévention vient des habitués de cette route. Tout est désert à ce moment de la journée; peu de véhicules circulent sur la route. Que faire? Nous nous postons près de la route afin de convaincre les passagers dʼun véhicule de sʼarrêter et de nous aider à pousser la " deuche " ou à la tirer sʼil dispose dʼun treuil. Mais à cette heure-ci, en pleine canicule, le trafic est faible. Pas de véhicule à lʼhorizon, ni à droite, ni à gauche. Le silence se fait pesant.! Si!... un bourdonnement au loin,... un half track apparaît au détour du virage, puis un second, puis quelques chars transport de troupes, puis des camions militaires bâchés, tout un convoi sʼavance, on voit nettement les pointes des mitrailleuses dirigées vers les flancs escarpés de la montagne. Nous hésitons à faire signe à cette armada! le véhicule de tête sʼarrête pourtant à notre hauteur, un officier grand et affable, dans un uniforme vert foncé impeccable sʼapproche de nous, les soldats sortis de sa Jeep ont déjà pris position face à la falaise, dʼautres sont allongés derrière un buisson, la mitrailleuse prête à réagir à toute attaque. Nous montrons la voiture à lʼofficier; chacun sʼexprime dans un anglais approximatif; cʼest un sud-coréen. Il me demande si je suis américain; je lui réponds " French", puis " phap". Il esquisse une grimace. Il prend son talkie-walkie, émet quelques sons gutturaux. Aussitôt, comme sʼil avait déclenché le mécanisme dʼun automate, la colonne entière se déploie; les camions restent sur la route, délestés de leurs occupants; les fantassins se mettent à lʻabri; les véhicules munis de chenilles descendent sur la plage et font face à la falaise, le canon pointé vers la paroi. Lʼensemble du convoi forme aintenant un arc de cercle et notre 2 CH en perdition en forme le centre. Ce déploiement se fait sans heurt; tout est bien ordonné, bien huilé; nous en oublions dʼavoir peur. Toutes ces manoeuvres se déroulent dans un calme impressionnant; le bruit des chenilles est amorti par le sable; pendant ce temps, des militaires coiffés dʼun casque, sur lequel les initiales blanches M. P (Military Police) avaient été peintes, règlent la circulation; les voitures civiles, des camionnettes surchargées, des autobus qui roulent de guingois, tout ce qui suivait le convoi militaire sud-coréen jusquʼà ce quʼil sʼimmobilise à notre hauteur, est autorisé à le dépasser. Lʼofficier continue à donner ses ordres à distance, lui aussi est tourné face à la falaise ocre. Tout est enplace, plus rien ne bouge. Puis, un petit char transport de troupes sʼapproche de notre 2 CH; le filin dʼun treuil se déroule; un soldat sʼoccupe de lʼarrimage; lʼofficier me fait un geste qui signifie que je dois me mettre au volant; jʼai peur de voir la 2 CH se désarticuler, mais, sans violenter outre mesure la carrosserie, le blindé tire la " deuche " hors du sable et la tracte, après quelques soubresauts, sur le bord de la route, sur un terrain plus ferme. Puis lʼéventail des véhicules militaires déployé sur la plage se referme peu à peu, le convoi se reconstitue comme par enchantement; sur la route, chaque véhicule retrouve sa place dans la colonne redevenue linéaire; un nuage de fumées d'échappement flotte sur le convoi; je balbutie quelques mots de remerciement; lʼofficier ne montre ni plaisir ni déplaisir, ne nous fait aucune remontrance; tout cela donne le sentiment que notre incident leur avait fourni lʼoccasion de tester une manoeuvre militaire. Il nous salue dans une attitude de pantin. Le moteur de la 2 CH tourne; nous pourrons rentrer avant la nuit. Il faudra passer le sous-bassement de la " deuche " au jet d'eau. De tels convois sillonnaient souvent les routes du Sud-Vietnam. Pour nous autres civils, Il fallait soit les dépasser en une seule fois, soit attendre patiemment derrière eux. Il valait mieux ne pas se trouver au milieu du convoi, car dʼune part, les militaires nʼappréciaient pas que lʼon fractionne leur colonne, dʼautre part, en cas dʼattaque, le véhicule intercalé se trouverait lui aussi pris sous le feu. ! On pense souvent que les Etats-Unis avaient été le seul Etat à envoyer des troupes au Vietnam. On ignore que des contingents sont venus de Formose (Taïwan), des Philippines et de Nouvelle-Zélande, que des troupes australiennes patrouillaient dans la zone de Vung Thau (Cap St- Jacques). Et les Sud-Coréens, eux, sʼoccupaient de la protection militaire de la province de Khanh Hoà, dont le chef lieu est Nha-Trang. Ils étaient quarante mille pendant la période 1970-1792. Comme on peut le penser, nos contacts avec les militaires sud-coréens étaient rares; mais, de lʼavis des habitants de Nha-Trang eux-mêmes; ces soldats pratiquaient une discipline de fer; leur organisation militaire était rigoureuse, et leur tenue impeccable. Certes, on rencontrait des Américains en ville, ils disposaient dʼune petite base (qui abritait le Q.G. du 2° corps de lʼarmée américaine), mais ils étaient surtout présents en nombre au sud de Nha-Trang, dans la baie de Cam Ranh, qui avait la réputation dʼêtre devenue la plus grosse base américaine de lʼAsie du Sud-Est. En tout cas, les militaires américains, que lʼon pouvait apercevoir dans leur camions bâchés, passaient la sono de la radio F.M. à fond, se déhanchaient sur des rythmes rockʼen roll; ils arboraient une tenue vestimentaire plus proche de celle des hippies (chemise ouverte, fichu de couleur serrant des cheveux longs, attitude nonchalante, regard parfois absent) que de celle de nos militaires sud-coréens3. Si la ville était à peu près calme, à quelques exceptions près, pendant notre séjour à Nha-Trang, jʼignore toujours quel en a été le prix pour les habitants du secteur quʼils contrôlaient. Tous les soirs, à intervalles réguliers, le canon tonnait contre la montagne, parfois des roquettes vietcong tombaient sur le terrain de lʼaéroport, sans atteindre toutefois nos jardins qui jouxtaient le terrain dʻaviation. Comme il était difficile, pour ces militaires étrangers au pays, de différencier les habitants en fonction de leur idéologie, un adage terrible circulait parmi les troupes installées au Sud-Vietnam: " Un bon vietnamien est un vietnamien... mort". Le cinéma américain4, de Platoon à Outrages, a très souvent témoigné de cette difficulté quand une section entrait dans un hameau: qui est qui? ami ou ennemi? Un jour, un officier sud-coréen, de haute stature, dʼune grande politesse, se présente au Collège pendant les vacances: il parle quelques rudiments de langue française: il me dit vouloir " lire compte...". Je crois avoir affaire à une inspection de nos livres de compte; ce qui me surprend, car nous ne dépendons pas dʼune autorité militaire, quelle quʼelle soit. " Lire conte". En fait il désire emprunter des livres à notre petite bibliothèque: en compagnie de la secrétaire du Collège, nous lui montrons le rayon des " livres de conte". Décidément ce Schwarzenegger sud-coréen avait une âme dʼenfant! Eh non! il reprend sa litanie " lire Comte... positif". Je finis par comprendre quʼil souhaite lire des pages du père du positivisme: Auguste Comte. En cherchant bien, nous avons pu lui trouver un Discours sur lʼEsprit positif dans la collection 10/18. Je lui tends lʼouvrage avec précaution, car le bord des pages arborait un liséré jaune de moisissure séchée; sʼil ouvre vraiment le volume, il va se retrouver avec trois ou quatre fascicules et quelques feuilles volantes, car la reliure du livre de poche, simplement encollée, est fragile et ne résisterait pas à une mise à plat sur un bureau, surtout si l'ouvrage est saisi par les mains immenses de cet officier. Quand il rend lʼouvrage quelques semaines plus tard, il est dans le même état que quand je lui avais remis. Lʼa-t-il lu? Je n'ai pas eu le loisir de lui demander ce qu'il avait pu glaner dans ce volume. En tout cas, jʼétais plus surpris que fier de savoir que la réputation de lʼapôtre de lʼhumanité fût parvenu jusqu ʼau pays du matin calme, dʼautant que la lecture de ses ouvrages nʼest pas une entreprise de tout repos sous le soleil tropical. III Grâce à la " deuche", nous partons pour deux jours à Dalat. Il faut se diriger vers le sud jusqu'à Phan Rang puis obliquer vers la montagne. Au moment de quitter la plaine côtière quadrillée de rizières, nous apercevons les ruines d'une civilisation qui a préexisté au peuplement vietnamien. Il s'agit des Cham5. Les quatre tours chames de Po Klong GaraI paraissent abandonnées et ce qui en reste a résisté au pillage. Quelques rares statues, dont l'une représente Shiva, et l'organisation de temples de couleur ocre semblent attester d'une origine " indienne". Voici ce que dit Bernard Philippe Groslier dans son ouvrage: Indochine6: «Bien que les Chams aient vécu au pied de la montage et ne manquaient pas de pierre, ils n'utilisèrent le grès qu'avec parcimonie pour les accents du décor ou la statuaire; ils demeurèrent fidèles à la brique pour le reste. Pour s'être limités à ce matériau, ils n'en élevèrent pas moins d'admirables structures, plastiquement plus belles que les tours khmères. Cela sans doute parce qu'ils conservèrent le sens de la matière et respectèrent sa nature, alors que les Khmers auront trop tendance à monter un volume avec n'importe quoi, puis à le ciseler pour exprimer leurs symboles comme s'ils dressaient un décor de théâtre. L'art cham quant à lui, équilibré, clairement rythmé, confère à son sanctuaire une beauté qui fait déplorer l'ignorance où l'on est, en général, de son existence et que l'éclat d'Angkor a bien injustement aggravée. Les tours [...] dressent à plus de 20 m leur puissante masse cubique couronnée par le système classique des étages en réduction et progressivement décroissant, cependant qu'à l'intérieur une voûte en encorbellement de profil extrêmement tendu s'élève d'un seul jet comme une colossale cheminée». Dans la montée sur Dalat, nous sommes ralentis par d'immenses trucks, semi-remorques d'origine américaine, chargés de lourds containers en bois, conduits par - en proportion - de minuscules conducteurs vietna-miens qui peinent à maîtriser ces engins démesurés. Parfois, certains de ces attelages tractés restent en travers dans un virage ou se sont frottés à la paroi, comme pris dʼune soudaine fatigue. Tours chames de Po Klong GaraI près de Phan Rang Tours chames de Po Klong GaraI près de Phan Rang Dalat, vue par un myope tel que moi, ressemble à une bourgade française, avec ses églises, ses parcs, son lac, ses cultures maraîchères; la chaleur tropicale sʼest dissipée; un climat tempéré comme un bain de jouvence, pour un corps qui ne sʼest pas encore habitué à la moiteur de la mousson... On s'attendrait à trouver un établissement thermal, tant ce bourg tranquille ressemble à une ville de cure. Pour un peu, nous avons le sentiment dʼêtre rentrés, nous aussi, en France. Le lac de Dalat vu de lʼhôtel Nous avons réservé dans lʼunique hôtel7 décent disponible. Il ressemble à un grand chalet et notre fenêtre donne sur le plateau de Lam Vien; il sʼoffre à nos yeux comme un puzzle bariolé, dont les pièces seraient représentées par des champs de cultures différentes. Entrée de l'hôtel de Dalat Pendant le dîner, tous les volets de bois de lʼhôtel ont été soigneusement clos par les employés de lʼhôtel. Vers 21-22h, un crépitement comme des départs de feux dʼartifice. Cela sʼamplifie, puis, le bruit sourd des canons se fait entendre; des rafales de mitraillettes retentissent,... ça y est, nous sommes tombés en pleine offensive vietcong, et lʼarmée sudvietnamienne semble riposter. Les M16 répondent aux AK47, c'est en tout cas ce que j'imagine. Jʼai mauvaise conscience, dʼautant que, avec la 2 CH sur le parking de lʼhôtel, je nʼai pas tenu compte des recommandations du directeur du Collège. Je vais me renseigner auprès de la réception. Mais, avant que je nʼen atteigne le comptoir, un Français sʼinterpose et me dit avec un accent corse: " Vous venez dʼarriver, té!... Vous savez, tous les soirs cʼest pareil. Tout ce bruit, cʼest le signal! Les Viets8 vont investir la ville, ils viennent se ravitailler, et puis demain matin, vous verrez, vers 6 heures, ce sera le même ramdam, té! Et la ville repassera sous le contrôle des armées de Thieu. Évidemment, il vaut mieux pour vous que vous restiez ici à lʼhôtel! Il y a un couvre-feu... Et de mauvaises rencontres sonttoujours possibles, à moins que vous ayez envie de faire un stage prolongé chez les Viets; té, il y a chez eux des officiers qui adoreraient sʼexprimer en français... Ah! Oui, ici, on ferme les volets, cʼest pour éviter que les roquettes des Viets ne pénètrent dans une salle ou dans votre chambre. Quand elles explosent à lʼextérieur, elles font peu de dégâts, mais, té! à lʼintérieur ...". Nous buvons un verre avec lui. Son discours distille des couplets nostalgiques à la gloire du colonialisme français et des propos méprisants quant à l'intervention américaine. " Les Amérloques, ils ont rien compris… Ils savent pas y faire avec les Vietnamiens … " . Il travaille dans le caoutchouc et est venu se reposer quelques jours à Dalat. " Vous connaissez la Corse? " Il est ravi de savoir que Malika et moi, nous nous sommes connus sur lʼIle de beauté. Nous préférons entendre cette nostalgie du pays quitté à celle du colonialisme. Nous ne prolongeons pas la discussion … Malika, au bord du lac de Dalat Quelques années plus tard, en feuilletant un quotidien daté de l'été 1971, j'ai retrouvé un article sur la situation militaire du Vietnam. " Dalat, ville du centre Vietnam, a été prise cette nuit par le Vietcong". Un journaliste, j'imagine, sans bouger d'une des salles climatisées de l'hôtel Continental de Saigon, avait envoyé cet article à sa rédaction parisienne. Mais son informateur avait omis dʼajouter que chaque matin, quand le statu quo militaire perdurait, Dalat était " libérée". Mais une telle précision aurait annulé la dimension de " scoop " de son article. Dʼailleurs, vers 10 heures, nous quittons lʼhôtel, et visitons le centre ville et le marché: aucun indice ne subsiste dʼune éventuelle bataille vespérale et matinale. Tout est calme. Chacun vaque à ses occupations. Des femmes montagnardes, le lobe des oreilles distendu, les dents et les gencives rougies par la mastication du bétel, passent, courbées sous leur ballot. Une autre, poitrine nue, donne le sein à son enfant... Avions-nous rêvé la nuit précédente? La guerre était-elle un théâtre dont la représentation avait lieu à des horaires bien précis? En redescendant de Dalat, nous faisons une halte près dʼun barrage dʼirrigation (photo), à la cascade de Prenn (photo), rafraîchissante mais réputée pour la voracité de ses sangsues, puis nous empruntons une route fraîchement asphaltée; le ruban dégorge un liquide noir qui constelle la carrosserie crème de la " deuche " de taches de goudron. Cascade de Prenn Nous prenons de lʼessence dans une station; pendant que le pompiste fait le plein, un mégot incandescent et brunâtre au coin des lèvres, je lui montre les taches. Je veux lui demander sʼil ne vend pas un produit qui me permettrait de les éliminer. Jʼai le sentiment quʼil ne comprend pas, puis, sans dire un mot, il retire le pistolet de lʼorifice du réservoir et il se met à asperger copieusement la carrosserie. Le capot de la " deuche " se met à fumer; des volutes de gaz tremblent dans l'air surchauffé.. Malika quitte précipitamment la voiture, nous nous mettons à distance; le pompiste est hilare; finalement, la voiture ne sʼembrase pas... Mais le goudron a disparu. IV Les collègues partis, nous nous sommes retrouvés seuls Français à Nha-Trang. La difficulté de lʼapprentissage de la langue vietnamienne, les taches dʼenseignement - je débutais - ne nous avaient pas encore permis de nouer des liens suivis avec des familles vietnamiennes. Et les élèves, eux aussi, avaient pour la plupart quitté Nha-Trang. Seuls?... Pas tout à fait. Un jeune directeur des B.G.I. (Boissons Gazeuses dʼIndochine, filiale du groupe des Bières 33), venait de sʼinstaller dans une grande villa, près de la plage. François Giorgoli était chargé de piloter la construction dʼune usine dʼembouteillage9 au nord de Nha-Trang. Elle recevrait, une fois achevée, des extraits secs de différentes boissons, dont des variétés de bière, le water-tonic, et même le coca-cola. Lors dʼune visite de lʼusine, il nous expliqua que les normes de qualité de lʼeau étaient très sévères, et très surveillées par la marque américaine. Et, jusquʼà présent, toutes ces caisses de bouteilles en verre venaient par camion de Saigon, et étaient distribuées dans tout le Khanh-Hoà (la province de Nha-Trang), dans le Lam Dong (la province de Dalat et jusque sur les hauts-plateaux, vers KonTum et le Dac-Lac (la province de Ban Me Thuot). François sʼy rendait souvent au volant de sa Dalat, sorte de Méhari en tôle; ce type de véhicule était assemblé sur une chaîne de montage dans une usine du Sud-Vietnam. Très dynamique, dʼun caractère enjoué, toujours prêt à plaisanter, amateur de discussions politique et économique. Sa famille faisait partie des " rapatriés " (aussi souvent appelés " pieds noirs"). Ils avaient quitté lʼAlgérie en 1962 et sʼétaient installés sur la Côte dʼAzur. Mais François parlait peu de ces événements douloureux; entre lui et moi, des opinions politiques fort divergentes, mais nous avions beaucoup de plaisir à nous rencontrer et à discuter sans nous agacer lʼun lʼautre. Il faisait lʼapologie du libéralisme économique et se montrait fort critique quant au général De Gaulle, comme moi, mais pour des raisons tout à fait différentes. Il regrettait la position de De Gaulle sur les pays de lʼancienne Indochine – le fameux discours de Phnom Penh - car elle entravait les intérêts économiques français au Sud-Vietnam, et parlait de sa trahison à lʼégard des siens pour ce qui concerne lʼAlgérie. Il était plutôt dans la mouvance des jeunes " loups " de Valéry Giscard dʼEstaing. Quant à mai 68, il avait vécu ces événements en observateur critique, et fut rassuré quand la droite revint au pouvoir à la fin des événements. Passionné dʼéconomie, il aimait son métier, la culture et les soirées dansantes; dans sa villa, elles se succédaient à un rythme soutenu. Et sa demeure possédait une chambre dʼamis, quʼil mettait à notre disposition, quand ses invités ne lʼoccupaient pas, et quand lʼétat de mes intestins réclamait la nécessité dʼune nuit climatisée. Toujours est-il quʼil décida de briser notre isolement, de nous prendre en main et de nous faire participer à la vie de la " bonne " société nha-trangaise. A cet effet, il usa dʼun stratagème: " Voilà comment je vais mʼy prendre à lʼégard de ceux que je vais te faire rencontrer. Je leur dirai: " Je vous présente M. Egen (le reste du nom lui paraissait superflu), directeur du Collège Français par intérim, son épouse, etc. " Et cʼest ce quʼil fit auprès du chef de la police, de connaissances du Rotary Club, de chefs dʼentreprise, et dʼautres sommités encore. Mais son subterfuge était encore plus subtil, car il formulait le début de sa présentation à haute et intelligible voix, mais lʼexpression " par intérim " était à peine susurrée, dʼautant que la signification de cette locution latine échappait à la plupart de ses interlocuteurs. Les vietnamiens auxquels il me présentait, ne se seraient pas permis de lui demander des précisions. Je lui disais: " François, tu vas trop loin, je vais avoir des ennuis " - " Laisse-moi faire...". Et on se laissa faire... Mais ces soirées où nous étions en représentation nous lassèrent bien vite, car les relations restaient superficielles et fragiles, car elles étaient fondées sur un malentendu dans lequel nous avions notre part de responsabilité. En effet, vers la fin des vacances, certains parents dʼélèves que nous fréquentions mʼinterrogeaient: " Est-il vrai que M. Hartmann ne reviendra pas à la rentrée? " . Nous les mettions à lʼaise: " Si, si, il ne va pas tarder à rentrer! " Mais jʼétais fort gêné. Et ce que découvrais aussi peu à peu, cʼest que ma fonction de professeur de Français et plus tard (à partir de la rentrée 1971), dʼenseignant de philosophie, me donnait auprès des Vietnamiens le statut de " lettré", comme si la littérature et la philosophie représentaient la " culture " la plus haute, la plus enviable, bien avant les autres " arts". Quant à la technique, le déferlement technologique de lʼarmée américaine sur le Sud-Vietnam aboutissait à une véritable " arraisonnement"10 de leur culture. Leur économie largement paysanne était perturbée par lʼétat de guerre et le déplacement des populations rurales vers les villes, plus sûres, ou vers " hameaux stratégiques"11. Sur les étals, le riz américain, peu prisé par les palais vietnamiens, remplaçait celui quʼun Vietnam en paix aurait pu produire dans une large auto-suffisance. Et la science nʼavait sans doute pour eux une véritable " aura " que lorsquʼelle sʼaccompagnait, chez le chercheur, dʼattitudes morales ou humanitaires. Cʼétait le cas du docteur Yersin, médecin de lʼInstitut Pasteur; il a découvert le bacille de la peste bubonique à Hong Kong, mais cʼest à Nha-Trang quʼil entreprit de créer le vaccin qui mettrait fin à ce terrible fléau. Il sʼy établit, y termina sa vie, mourut en 1943: on peut y voir sa tombe, toujours entretenue. Même après la chute de Saigon, en 1975, les rues portant son nom n'ont pas été débaptisées. De nombreux établissements scolaires vietnamiens portent toujours le nom de ce " docteur", dont la célébrité est plus ancrée en Asie quʼen Suisse où il est né en 1863 (à Aubonne, près de Lausanne) ou en France, dont il prit la nationalité ... En arrivant au Vietnam en 1970, on pouvait se demander légitimement comment, à lʼépoque de Jules Ferry et après, les colonisateurs européens avaient pu songer, de bonne foi, que ce pays avait besoin de lʼapport de notre civilisation, alors que, manifestement, ils avaient sous les yeux une civilisation bien plus ancienne et plus raffinée que la leur. Certes, lʼethnocentrisme12 conduit toujours à penser que la culture que nous incarnons est le critère absolu qui permet de juger les autres... En tout cas, même pris par des taches dʼenseignement que, largement néophyte, je découvrais également, il me parut nécessaire de mʼinitier à la culture, à lʼhistoire et à la littérature du Vietnam. Je lus la traduction française du roman Kim-Vân-Kiêu de Nguyên Du, et le vaste recueil de Légendes merveilleuses du même auteur, réunies par Nguyên-Tran-Huan13... Ce piédestal de " lettré", je ne le méritais guère, mais jamais, dans les différents postes que jʼai occupés en France et à lʼétranger, je nʼai retrouvé un tel respect devant la fonction dʼenseignant que dans ce pays. Un moment, pendant les vacances, je devins précepteur des enfants du chef de province, sorte de préfet de région, chargé de mettre en oeuvre la politique gouvernementale, et donc de piloter et commander les actions militaires sur le terrain. Avant de donner suite à cette requête exprimée par son épouse, je pris conseil auprès de collègues, et aussi de proches vietnamiens, car, en acceptant, il me semblait que je faisais fi de la neutralité et de la réserve à lʼégard du pays hôte, réserve qui m'était aussi imposée par ma position de fonctionnaire expatrié. Mais on mʼexpliqua quʼil sʼagissait dʼenfants, et que personne ne me tiendrait rigueur de ce choix. Pendant 3 semaines, tous les matins, la grosse limousine du chef de province - les ailes avant de la voiture arboraient les fanions aux couleurs du chef de province - sʼarrêtait devant la maison, et le chauffeur déposait deux adolescents à peine sortis de lʼenfance; à la rentrée, la petite fille passerait en Cinquième, et le garçon entrerait en sixième; comme tous les élèves que j'ai pu rencontrer dans ce pays, ils étaient attentifs et disciplinés; un ensei- gnement de soutien leur fut prodigué, dans toutes les disciplines majeures; des mathématiques, avec la complicité de Malika, à la langue française. Cʼest sans doute à ce titre là que nous fûmes invités à dîner par le chef de province. Par égard pour nous sans doute, les convives - une vingtaine, dont quelques couples - sʼexprimaient en français et ils tiraient, cʼétait manifeste, beaucoup de satisfaction de la pratique de cette langue. La plupart étaient militaires, mais, pour l'occasion, ils avaient revêtus des vêtements civils. Pourtant, dans leurs activités quotidiennes, ils avaient affaire davantage aux Américains et aux Coréens quʼà nous. Devant la délicatesse de leur prévention à notre endroit, jʼavais lʼimpression de passer pour un rustre. A table, on parlait essentiellement de littérature; et ils mʼinterrogeaient sur Sartre et Camus, sur Pompidou, cet autre lettré, lequel venait de succéder au Général De Gaulle à la tête de l'Etat français. Tout à coup, au milieu du repas, le chef de province fait signe à lʼun de ses convives, un général; il était directeur de lʼÉcole navale de Nha-Trang. Il était assis en face de moi; il se dresse un peu à la mode militaire, puis il déclame: Booz sʼétait couché de fatigue accablé; Il avait tout le jour travaillé dans son aire; Puis avait fait son lit à sa place ordinaire; Booz dormait auprès des boisseaux pleins de blé. Ce vieillard possédait des champs de blé et dʼorge; Il était quoique riche, à la justice enclin; Il nʼavait pas de fange en lʼeau de son moulin, Il nʼavait pas dʼenfer dans le feu de sa forge. Pendant son sommeil, Booz, veuf et malgré son grand âge, rêve de fonder un peuple... [...] Une race y montait comme une longue chaîne; [...] Et Dieu exauce son rêve... Pendant quʼil sommeillait, Ruth, une moabite, Sʼétait couchée aux pieds de Booz, le sein nu, Espérant on ne sait quel rayon inconnu Quand viendrait du réveil la lumière subite. Booz ne savait point quʼune femme était là, Et Ruth ne savait point ce que Dieu voulait dʼelle. Un frais parfum sortait des touffes dʼasphodèles: Les souffles de la nuit soufflaient sur Galgala. [...] Et le récitant termine par ces deux strophes magnifiques: Tout reposait dans Ur et dans Jérimadeth; Les astres émaillaient le ciel profond et sombre; Le croissant fin et clair parmi ces fleurs de lʼombre Brillait à lʼoccident, et Ruth se demandait, Immobile, ouvrant lʼoeil à moitié sous ses voiles, Quel Dieu, quel moissonneur de lʼéternel été Avait, en s'en allant, négligemment jeté Cette faucille dʼor dans le champ des étoiles. Il énonce ce poème avec une voix mélodieuse, sans ce débit saccadé que prend la langue française quand elle est prononcée par certains vietnamiens. Il se rassied, reprend sa posture militaire de manière tout aussi mécanique que quand il sʼest dressé. Puis, tous les regards quittent sa personne pour se poser sur la mienne. Je ne sais quelle contenance prendre. Finalement, jʼapplaudis, et tous les convives se mettent à applaudir. Certains vers, surtout ceux de la fin, ne mʼétaient pas inconnus; mais je nʼarrive pas retrouver le titre du poème. Je suis gêné aux entournures; mais le récitant me sauve de justesse: - " Vous connaissez, nʼest-ce pas?... Il sʼagit de " Booz endormi " cʼest un poème de Victor Hugo". Je réponds: " Bien sûr, bien sûr! … Le poème est magnifique … Bravo!". Un petit silence sʼinstalle comme une attente. Je sens bien que cela va être
mon tour. Que pourrais-je leur réciter? Jʼai lʼimpression que ma statue de " lettré " se vide de lʼintérieur, que mon piédestal vacille. Rien ne me vient à
lʼesprit … Tiens, si je récitais " Que serais-je sans toi?". Comme je chante
ce poème de Louis Aragon pour les élèves en mʼaccompagnant à la guitare,
je devrais mʼen ressouvenir. Je me lance; je fournis dʼemblée le titre et
lʼauteur, afin que la soirée ne tourne pas au jeu des devinettes: je récite un
poème, tu en devines le titre. Jʼai du mal à ne pas le chanter a capella. Tout
en le formulant à voix haute, je mʼaperçois un peu tard que certains vers
ont une connotation militante. Cʼest un peu comme si je leur servais un
texte dʼun ami dʼHo-Chi-Minh, leur principal adversaire dans la guerre quʼils
mènent. "Qui parle de bonheur a souvent les yeux tristes N'est-ce pas un sanglot que la déconvenue Une corde brisée aux doigts du guitariste Et pourtant je vous dis que le bonheur existe Ailleurs que dans le rêve ailleurs que dans les nues Terre terre voici ces rades inconnues" Le texte à peine achevé, à peine assis, après quelques applaudissements, un convive mʼinterroge: "Louis Aragon est un lettré inscrit au Parti Communiste français, nʼest-ce pas?"... La gaffe..., surtout face à un auditoire dont lʼessentiel de lʼactivité est de
lutter contre la guérilla communiste. Jʼose cette plate sortie: "Mais le thème de lʼamour est universel dans la poésie". Tout porte à croire quʼils étaient capables, au moins le temps dʼun repas
avec des convives français, de faire abstraction des luttes idéologiques
quʼils menaient par ailleurs. A lʼintérieur de cette parenthèse, nous paraissions
hors du temps, et ils ne semblaient retenir de la colonisation française
que lʼapport culturel et littéraire. En tout cas, ils prirent soin de ne pas
me faire perdre la face; mais ils mirent aussi le doigt sur le paysage très lacunaire
de ma connaissance de la littérature française. Je fus ensuite un
lecteur, plus assidu encore quʼauparavant, de la petite bibliothèque du Collège,
malgré la moisissure odorante des pages que je tournais. A propos de ce poème de Victor Hugo. il est extrait de La Légende des siècles. " DʼEve à Jésus " VI, 1859, " Booz endormi". Ce poème comporte 19 quatrains, donc 76 vers, et notre récitant nʼen a omis aucun. Même le Lagarde et Michard du XIX° siècle nʼen fournit pas la totalité. A propos du vers suivant: " Tout reposait dans Ur et dans Jérimadeth", les critiques rapportent lʼanecdote suivante: embarrassé par la recherche dʼune rime en " è", et désirant citer une ville à la consonance biblique, fût-elle imaginaire, Hugo, taquin, invente ce lieu dont les syllabes se décomposent de la manière suivante: Jérimadeth = je rime à dʼ"è". On retrouve la figure de Victor Hugo dans le temple de Tay-Ninh. Situé près de la frontière cambodgienne, au nord-ouest de Saigon, il a été construit par les adeptes dʼune religion syncrétique, le caodaïsme14. Toutes les religions et les sagesses du monde y sont représentées: les statues de Goethe et de Victor Hugo voisinent avec celles de Jésus, de Bouddha, Confucius ou de Lao-Tseu. Cette religion est essentiellement spiritiste: la présence de Victor Hugo dans ce temple est sans doute due davantage aux tables tournantes, à son désir dʼentrer en communication avec sa fille Léopoldine, tragiquement disparue, quʼà ses poèmes romantiques. Décontenancé par la belle prestation de mon voisin de face, je n'eus pas le réflexe de lui demander ce qui avait motivé son choix et dʼoù lui venait une telle connaissance de la littérature française. Je risque aujourdʼhui lʼhypothèse suivante: le récitant du " Booz " voulait-il rapporter le contenu biblique de ce poème à la tragédie de sa propre civilisation? Pays de vieille culture, menacé de disparaître, veuf dʼune partie de lui-même - le Nord - le Vietnam ne pouvait que " songer " à la renaissance dʼun nouveau peuple, dʼune lignée renouvelée, riche dʼun avenir plus prometteur. Quel dieu exaucerait ces voeux, alors quʼune guerre interminable15 défoliait la culture ancestrale et mettait en péril la survie même de ce peuple? Malgré cette réputation de " lettré", dʼaprès moi largement usurpée, je fus invité à la fête annuelle de lʼÉcole Navale de Nha-Trang qui se déroulait traditionnellement en juillet. Malika et moi, nous nous rendons sur la base navale dans la Dalat conduite par François. Tout le " gratin " est là, les femmes avaient mis leur plus bel " ao dai", beaucoup dʼuniformes impeccables, des sud-coréens accompagnés par leurs épouses en costume traditionnel – magnifique, mais fort encombrant -, peu de gradés Américains... Nous sommes les seuls invités " étrangers " civils, mais nous sommes salués et considérés comme si nous étions de hauts gradés. Mais nous ignorons alors tout de la position que le commandant de la base allait nous conférer lors de cette cérémonie. Après quelques discours en vietnamien et en français, notre récitant de " Booz endormi", directeur de lʼÉcole, me demande de lʼaccompagner. Difficile de croire quʼil me convie à une nouvelle joute poétique. Je suis inquiet. Dans la cour de la base, tous les cadets de la marine sont là, rangés comme pour une parade, la tenue impeccable, impassibles sous le soleil... Les drapeaux flottent au vent marin. Puis le général " Booz " se place à ma droite, entre la première file de soldats et lui. Son pas est plus martial que le mien, nous passons en revue un gros détachement de la marine sud-vietnamienne. Il y a cent mètres à parcourir, à longer cet alignement tiré au cordeau de marins en uniforme. Ce parcours est interminable. Je nʼose regarder les marins avec un air dʼinspecteur, je prends lʼattitude de celui qui est plongé dans ses pensées, je regarde les îles aux salanganes16 qui se profilent au loin. Parmi ces jeunes recrues au garde-à-vous, lʼun dʼeux se doute-t-il que je me trouve dans cette situation incongrue, très exactement parce que jʼavais cherché à éviter de remplir mes obligations militaires? Et dans leur tête de jeune recrue dans un pays en guerre, que se passe-t-il? Et me voilà, à cause, entre autres, de cette locution latine " par intérim " prononcée par lʼami François, ou peut-être à cause de la tradition du lettré-combattant propre à lʼhistoire du Vietnam, en train de jouer non pas au petit soldat, mais au notable en représentation. Sans le savoir, le directeur de la base mʼavait joué un drôle de tour, mais je ne pouvais lui en vouloir, il nʼétait pas dans la confidence de mes convictions antimilitaristes. Le reste de la réception fut à lʼavenant. Quand le général trinquait
avec nous trois, tout le monde trinquait. Au début de la réception, tout le
monde était debout. Quand il nous fit signe de nous asseoir, tout le monde,
y compris les soldats, sʼasseyaient. Si je me relevais pour poser mon verre,
tout le monde se relevait. Idem pour Malika ou pour François. Ce qui pou-
vait apparaître comme une pantomime témoignait en fait du grand respect
dans lequel ils tenaient leurs invités de marque. Cela se répéta ainsi tout le
temps de la réception. Nous nous regardions tous les trois, nous nous contenions
pour ne pas pouffer de rire. Mais je fus soulagé que notre poètegénéral
ne me demande pas dʼimproviser un discours... Nous prîmes congé
assez rapidement, il nous fallait patienter quelque peu afin que ce départ
nʼapparaisse comme une décision vexatoire à lʼégard de nos hôtes,
mais nous avions le sentiment que notre départ libérerait les convives de
cette politesse rituelle qui semblait les obliger à imiter nos gestes. Nous
eûmes des fous-rires dans la voiture qui nous ramenait … V Août 1971. Nous nous préparons à descendre en voiture jusquʼà Saigon. Près de 500 km à parcourir. Le problème, ce nʼest pas la distance, mais la sécurité. Car entre Phan Thiet et Bien-Hoa, le vietcong contrôle une zone où passe notre route. Quand les opérations militaires sont en état de veille, des postes de contrôle de lʼARVN17, et aussi ceux des Vietcongs, filtrent la circulation mais ne lʼempêchent pas. Pour ces derniers, il vaut mieux ne pas être américain ou soldat de lʼarmée dite " régulière " . Les uns et les autres préviennent les voyageurs de la présence dʼun poste ami ou ennemi. Les bonnes de la résidence, restées sur place pour surveiller les villas des expatriés, très au fait de la situation militaire toujours mouvante, nous conseillent dʼemmener des piles pour les offrir éventuellement aux hommes qui tiennent les postes vietcong. En effet, tous les deux ou trois kilomètres, un poste très protégé de lʼARVN, armé puissamment; mais la circulation est libre. La qualité de la route est très variable. Très roulante quand le génie américain vient dʼempierrer et dʼasphalter un tronçon; très pénible, quand on se trouve sur des portions de lʼancienne route coloniale (ou mandarine), ce qui nous vaut quelques crevaisons (photo). Malgré la vietnamisation en cours, les Américains continuent à construire de nouveaux ponts, lesquels enjambent les vallons des nombreuses rivières côtières; en regardant depuis le surplomb, on veut voir les lacets de lʼancienne route coloniale et le pont ancien, le plus souvent détruit. Un moment, un groupe de trois enfants nous fait signe. Ils sont au bord de la route, juste avant la bretelle qui mène vers un pont " américain". Nous leur répondons, ils sourient, mais leurs gestes semblent signifier autre chose que " bonjour". Nous nous méfions et je stoppe la voiture au troisquart du pont. Heureusement, car ce pont était une magnifique piste dʼenvol, un tremplin sur le vide. Aucune signalisation ne prévient le conducteur du danger. Quand nous nous approchons du précipice, on peut voir très distinctement deux carcasses de camionnettes déformées par la chute dans le ravin. Nous apercevons aussi les véhicules qui circulent en contrebas, sur lʼancienne route. Nous rebroussons chemin, cherchons le bon embranchement et nous nous engageons sur cette voie défoncée; le petit pont construit à lʼépoque des Français est éventré; il faut passer plus bas, à gué. Il y a là dix à quinze mètres de rivière à franchir. Nous nous rangeons sur le côté. Des camionnettes de marque japonaise passent sans encombre. La 2 CH du Collège, dont la garde au sol est réduite, réussirat- elle cet examen de passage? Il vaudra mieux éviter que le ventilateur du moteur, situé très à lʼavant, ne brasse de lʼeau. Et si lʼallumage prend lʼhu- midité, tout sʼarrête18. Je ne peux hésiter plus longtemps, dʼautant quʼune file de véhicules sʼest formée derrière nous. Je lance la 2 CH; elle fait quelques soubresauts au milieu du gué, je fais rugir le moteur en jouant sur lʼembrayage; les roues avant patinent au moment où la " deuche " reprend contact avec un sol détrempé par le passage des autres véhicules. Il faudra recommencer lʼopération à chaque gué, trois ou quatre fois entre Phan Thiet et Bien Hoa. Pendant tout ce parcours sur la plaine côtière, je songeais à ce qui pourrait se passer lors dʼune rencontre avec une patrouille ou un poste de contrôle vietcong. Nous laisseraient-ils passer? Ils risquent de prendre Malika pour une eurasienne et moi pour un Américain déguisé en Français. Et sʼils nous demandent de nous suivre au milieu des rizières, quʼadviendrat- il de nous? Pendant combien de jours serons-nous retenus? Dans quelles conditions? Y aura-t-il un " vieux " soldat nord-vietnamien parlant français pour nous comprendre? Cela étant, les proches de cet hôte nʼont-ils pas eu à souffrir de lʼancienne colonisation française, surtout sʼil vient du Tonkin? Des récits circulaient parmi les expatriés français: certains nous parlaient dʼun officier vietcong qui avait retenu lʼun de nos compatriotes pour avoir le plaisir de parler français avec lui. Récits imaginaires ou récit de vieux baroudeur sous les Tropiques? Je lʼimagine bien, cet officier vietcong assis en tailleur, en train de réciter le " Dormeur du val " dʼArthur Rimbaud sous une cabane de bambou, protégée par un camouflage de paille de riz. " Cʼest un trou de verdure...". Nous arrivons enfin sur la quatre voies qui mène de Bien-Hoa à Saigon sans avoir rencontré un seul poste vietcong. Je suis rassuré et déçu à la fois, car je finissais par croire plausible mon château de cartes imaginaire. Quand notre séjour à Saigon se prolongeait, il nʼétait pas rare que nous dinions tous les soirs à La Cigale, un petit restaurant excentré tenu par un corse. Le prix des menus était à la hauteur de nos moyens financiers. En fait, le patron aimait bien la clientèle européenne car, pour lui, notre seule présence dans le restaurant valait campagne publicitaire, surtout auprès de clients vietnamiens; cʼest pourquoi il nous consentait des prix modiques. Il nous plaçait à côté du petit orchestre à cordes, un ensemble comme on pouvait en trouver dans les années 50-60, dans le salon de thé du dernier étage des Grands Magasins parisiens. Tous les soirs, on avait droit aux mêmes rengaines dʼun autre âge, que lʼon chantonnait en même temps que lʼorchestre aux cordes souvent mal accordées. Souvent, le patron sʼasseyait à notre table et évoquait avec nostalgie un Saigon disparu depuis la " guerre américaine". Dans son restaurant, nous mangions de la cuisine française. Pourtant, après une première expérience un peu rude de la cuisine vietnamienne (voir le récit précédent), jʼai fini par apprécier cette cuisine si variée en goût et en épices. En France, je nʼavais connu jusquʼalors que quelques variétés de riz; ici, au Vietnam, jʼavais le sentiment que, comme pour les fromages en France, il y en avait une pour chaque jour de lʼannée. "Elle a ouvert un autre sac pour disposer tout un pique-nique sur ses genoux. Dʼun geste, elle mʼa invité à manger. Avant même de découvrir les plats, jʼai reconnu lʼodeur généreuse du riz gluant quʼon fait cuire dans une feuille de bananier, le parfum succulent du poulet rôti au gingembre et surtout lʼarôme piquant et aîllé de mon met préféré, des petits pâtés de boeuf grillés et présentés dans des feuilles de vigne". Jʼaimais aussi les oeufs couvés, les soupes proposées par les marchandes ambulantes qui passaient dans la rue Le-Van-Duyet; les cris aigus de leurs appels répétés trottent encore dans ma tête. Chez notre voisine Noëlle, nous goûtions aussi toutes les variétés de café récolté par les planteurs des hauts-plateaux, café au goût inimitable. Grâce à la cuisine de Thi-Ba, nous avons pu apprécier tous les produits de la mer - Nha-Trang était un important port de pêche - dont les crabes, farcis ou non. Sur le bord de mer, au sud de Nha-Trang, après lʼaéroport, il y a un tout petit village qui abrite un centre océanographique; il se nomme Cau Da. La route de la plage sʼarrête là. (Jʼy pense souvent quant je déchiffre une partition de musique, car le coda, cʼest la fin de la chanson, quand la mélodie sʼinfléchit et cherche à poser les derniers accords). Quelques maisons de pêcheurs et, un petit restaurant, tenu par François, un ancien légionnaire resté au Vietnam après lʼindépendance. Pour un prix modique, nous dégustions des langoustes ou des araignées de mer; je me souviens avoir eu quelque fois bien du mal à assurer les cours de lʼaprès-midi après de telles agapes. Le maître des lieux, ayant appris que jʼétais dʼorigine alsacienne, entreprit même de faire de la choucroute. Il acheta du chou, le coupa en fines lamelles, y mit du sel, des aromates, et disposa le chou en couches successives dans une jarre. Puis, quelques mois plus tard, nous fumes avisés quʼil allait ouvrir la jarre. Le spectacle, à lʼouverture de celle-ci, est pour le moins repoussant. Des vers grouillent à la surface du chou fermenté. Il prend une louche, débarrasse le sommet du chou infesté sur dix centimètres de profondeur, et en-dessous, le chou est bien jaune, et même appétissant si lʼon fait abstraction de ce quʼon a pu apercevoir à la surface de la jarre. Il nous propose de venir déguster ce mets alsacien quelques jours après, il a trouvé du lard, quelques saucisses de Francfort dʼorigine américaine; le vin blanc fait défaut ainsi que le munster. Mais bon! une choucroute au coucher du soleil tropical, cela ne se refuse pas! Le marché de Nha-Trang20 est un entrelacs de baraques imbriquées les unes dans les autres. Un véritable labyrinthe. Il fallait que je me baisse sans arrêt, de peur que ma tête ne cogne les rives saillantes des toits de tôle. Lʼétanchéité de toits fait de bois dʼemballage de récupération, est assuré par des bâches nouées les unes aux autres et par un puzzle de canettes de Coca-cola, de Sprite, de Budweiser. Lʼaluminium est aplati puis découpé en rectangle; les contenants se transforment alors en petites tuiles bigarrées, bien suffisantes pour drainer la pluie les jours de mousson. Le marché est bien achalandé en produits frais locaux. Les femmes de la campagne sont accroupies à côté de leurs panier dʼosier, les balanciers (palanches) de transport rangés derrière elles. Mais on y trouve aussi presque tous les produits issus du P. X. américain21, ou P. EX. (abréviation de Post Exchange). Le plus proche était celui de la baie de Cam Ranh, devenue la plus grande base militaire. Dans la partie officieuse, dite " marché aux voleurs " - mais pas de gendarmes à lʼhorizon -, on trouve de tout: des steaks argentins, des alcools, des conserves (ham, corned beef, etc.) des canettes de bières de toutes origines, des rations alimentaires destinées aux GIʼs en opération, des fauteuils de dentiste, des chaînes hi-fi, et même des grenades au phosphore. Un jour, je me rends dans ce marché pour y acheter une bombe de mousse à raser, au parfum neutre ou à la menthe. Je tombe sur un vendeur; à ses pieds, sur une bâche, un monticule impressionnant dʼun millier - au moins - de bombes à raser amoncelées en vrac. Un seul modèle, et son parfum, cʼest lʼodeur salée des embruns de mer. Je déteste cela. Le vendeur mʼexplique alors en français: il avait acheté un container en aveugle; son contenu lui était inconnu; son attribution se fait au tirage au sort; il aurait pu tomber sur un container de chaînes hi-fi ou dʼalcool; cette fois-ci, il est tombé sur un container de bombes à raser; et il est très malheureux, car, à part des clients comme moi, il ne trouvera guère dʼacquéreur; les Américains se servent directement au P. X. et les vietnamiens sont quasiment imberbes. Et moi je nʼaime pas le parfum quʼil propose. Jʼai dʼailleurs du mal à comprendre comment tant de containers " tombent " comme cela des remorques militaires américaines. Il doit y avoir un sérieux problème dʼarrimage... Ou alors, cette pratique se faisait avec la complicité tacite des magasins dʼapprovisionnement américains. Car, quand on voulait un appareil précis (hi-fi ou photo, ou caméra dernier modèle), le vendeur vous emmenait dans une arrière-boutique où lʼon pouvait consulter des catalogues et faire son choix parmi les modèles japonais de caméras, dʼappareils photos, de chaîne hi-fi dernier cri. Et le client nʼavait aucun mal, pour quelques piastres de plus, à se faire établir des factures dûment " authentiques " et certifiées. Tout porte à croire que lʼ"on " cherchait à instiller le virus de la consommation à la classe moyenne urbaine du Vietnam. Je dis " on", car je ne crois pas quʼil y ait eu une vision politique délibérée de transformer la société vietnamienne en société de consommation. Mais ce fut une des conséquences de la présence américaine22. Nʼoublions pas que les mouvements de 68 sʼopposaient aussi à cette ambition consumériste des sociétés occidentales, y compris au USA. Tout ce déballage de biens, de marchandises finissait par habituer une partie urbaine de la population à lʼattrait de la " civilisation " américaine, avec cette idée sous-jacente: une population habituée aux Honda ne pourrait plus se résoudre à circuler à bicyclette. Le vrombissement des climatiseurs serait préférable aux pales des ventilateurs de plafond, ou à la douceur du vent marin. Le confort acquis par une frange de la population pourrait être un allié plus sûr contre le vietcong que lʼidéologie politique distillée par le gouvernement du Sud, largement décrié comme une oligarchie catholique minoritaire et discréditée par la corruption. Dʼailleurs, il y eut un effet induit: lors de lʼoffensive du Têt 1968, le vietcong sʼattendait, en pénétrant au coeur des villes, à un soulèvement de la population, à une complicité de la population urbaine. Le vietcong nʼeut pas le soutien escompté et il essuya de lourdes pertes lors de la contre-offensive. Lʼamerican way of life devenait le standard de la " civilisation", même si la population vietnamienne nʼappréciait guère la présence américaine. Ce rêve de possession de biens devenait bien un " cauchemar climatisé", mais lʼon ne retenait plus que lʼ"adjectif". Toute cette manne avait pour finalité dʼéloigner les vietnamiens du message sobre et rural des sirènes nationalistes et communistes, et de transformer le Vietnam du Sud en vitrine attractive, à lʼinstar de Berlin-Ouest qui, à la même époque, était une immense affiche publicitaire destinée à solliciter les désirs insatisfaits des Allemands de lʼEst. Mais, au Vietnam du Nord, ou dans les maquis de laguérilla, on ne captait pas la télévision du Sud: les motifs qui abattront le mur de Berlin en 1989 nʼont pas du tout eu dʼeffet majeur pour le Vietnam du Nord du début des années 70, bien au contraire. Par contre lʼaccoutumance aux biens de consommation occidentaux sʼaccentua au Sud, mais la population se battrait-elle vraiment pour conserver ces avantages matériels largement étrangers à des habitudes ancestrales? Pendant le Têt de lʼannée du singe, la population manifesta autant dʼindifférence à lʼégard des " libérateurs " venus de la guérilla ou du Nord quʼà lʼégard des Américains qui les repoussèrent. Elle était tout simplement lasse de la guerre. Un jour, nous nous rendîmes chez un marchand chinois de Nha-trang. Je remarquai que, dans son magasin, il avait accroché à lʼun des murs la photo de lʼancien dirigeant de la Chine, le Président Tchang Kai Tchek, exilé alors à Taïwan. Je lui demandai ce qui se passerait si le Vietcong venait à lʼemporter. Il me répondit que les Chinois avaient lʼhabitude de repartir de zéro, et, joignant le geste à la parole, il retourna le tableau: et la photo de Mao Dzé Dung apparut. A un autre moment, nous nous sommes rendus dans un pâtisserie, pour acheter un gâteau. Cʼétait lʼanniversaire de notre voisine, Noëlle. Une sorte de mille-feuilles rectangulaire. Dans le salon de Noëlle, je fus chargé de présenter le gâteau à tous les amis réunis. Jʼouvris le carton, le penchai quelque peu pour que tout le monde puisse voir. Mais lʼangle était trop important, le gâteau a glissé hors du carton dʼemballage et est tombé sur le dallage. On entreprit de récupérer ce qui était récupérable, mais plus personne ne voulut le goûter non parce quʼil avait touché le sol, mais parce quʼil avait été confectionné avec du beurre... salé, dʼorigine américaine. Nous nʼavions plus de pâtisserie française à Nha-Trang, mais les boulangers continuaient à cuire le pain " à la française", et ces petits pains adoptés par une majorité de Vietnamiens étaient délicieux. Après un court séjour à Saigon, nous avons voulu nous rendre dans la région du delta. Nous avons roulé jusquʼà My Tho, jusquʼau premier bras du Mékong. Ici, comme au long de toutes les routes que nous avons prises, des carcasses de véhicules déformés et calcinés, civils ou militaires, étaient comme des verrues incongrues dans un visage dʼune beauté éclatante. Un des bras du Mékong se déploie devant nous comme une mer brunâtre et lʼon a du mal à reconnaître les bords de lʼautre rive. Ici, cʼest lʼeau qui désormais fait " sol " et même quand on se trouve sur la terre ferme, on a le sentiment dʼêtre sur un bateau... (Voir la séquence vidéo consacrée à Mytho: en préparation). Lʼattaché militaire du consulat de France fut lʼun des rares visiteurs qui vint à Nha-trang pendant cet été-là. Il occupa pendant une semaine le logement du surveillant général, tout près du collège. Il vint avec sa famille et visita la région. Mais, quand il nous invita dans la villa, il me posa de nombreuses questions sur Cam Ranh23. Jʼétais plutôt mal placé; je nʼavais jamais visité la base américaine et je nʼimaginai même pas que lʼon puisse visiter un tel lieu qui devait bénéficier dʼune haute protection. Et tous ceux qui auraient pu le renseigner étaient absents pendant les vacances scolaires. Et il insistait: il voulait que je lui trouve quelquʼun susceptible de lui permettre de pénétrer dans la base. Je lui fis comprendre quʼil ne pouvait compter sur moi, que je ne connaissais personne - ce qui était faux - et il ne mʼen tint pas rigueur. Cʼest dʼailleurs à leur invitation que lʼon passa deux nuits dans la résidence de lʼambassade de France à Vung Tau (Cap St Jaques) à 125 km au sud de Saigon. Cʼétait une bâtisse coloniale aux hauteurs de plafond extravagantes, quasiment vidée de son mobilier. Sur cette péninsule à la vocation balnéaire, de nombreux temples bouddhistes se disputaient les hauteurs. VI Septembre 1971. Une semaine avant le retour des premiers expatriés, grand émoi dans la rue Le-Van-Duyet. Les bonnes se précipitent dans notre villa: " Explosion au Collège... Boum!... Attentat... Boum!... " Jʼenfourche la petite Honda que Larguier mʼavait laissé en dépôt, je prends lʼavenue de la plage et je pénètre dans la rue du Collège. En face du portail, de multiples débris indistincts jonchent le sol dans un rayon dʼune centaine de mètres, des lambeaux de chair restent accrochés aux tresses de fils téléphoniques qui courent à deux mètres au-dessus de lʼouverture du portail, un cratère de deux mètres de diamètre est là, vide de projectiles. Plus loin, la carcasse déformée dʼun cyclo-pousse24 a été projetée et est à lʼabandon près du mur dʼen face. Pas dʼattroupement, pas de présence policière ou militaire, mais pas de circulation non plus. Je gare la petite moto et je mʼapproche à pied. Une odeur de chair brûlée et de poudre. Je réprime des hauts-de-coeur. Pas de corps; dʼautres victimes ont-elles été évacuées par les secours, ont-elles été déchiquetées par la déflagration? Je franchis le portail. Un des employés du Collège, un surveillant, est sur place. Pas de blessés parmi les gens qui fréquentent le Collège. Mais je le presse de questions: " Est-ce un attentat? " Il ne sait que répondre. " Le Collège français était-il visé? - Non, monsieur - Alors? " Les débris du cyclo-pousse après lʼexplosion Il attend patiemment que le flot de questions se calme et mʼinvite à mʼasseoir dans le bureau du directeur. Dʼaprès lui, et selon toute vraisemblance, le conducteur du cyclo-pousse, complice ou innocent, avait convoyé un vietcong qui voulait commettre un attentat contre le Quartier général du 2° Corps dʼarmée américain qui se trouve à quelques centaines de mètres de lʼentrée du Collège. Sans doute le passager tenait-il contre lui la charge explosive dissimulée dans un paquet à lʼemballage anodin. La minuterie a dû se dérégler, peut-être à cause des chocs subis par le cyclo-pousse; les nids de poules et ornières sont nombreux dans les rues adjacentes. Et le hasard a voulu que lʼexplosion ait volatilisé les deux hommes juste devant le Collège. Dans lʼenceinte du Collège, les vitres du petit Institut français, proche du portail, ont été soufflées par la déflagration. Je veux avertir par téléphone les Services culturels. Personne ne répond. Ils sont encore tous en vacances. Comme Pierre Hartmann revient de congé le surlendemain, je lui ferai un rapport sur cet événement. Finalement Saigon ne sera pas prévenu, car les dégâts subis par le Collège sont minimes, et lʼétablissement nʼétait pas visé directement. Et, au Service Culturel de Saigon, ils auraient été capables de fermer le Collège... Ce type dʼattentat au colis piégé, rare à Nha-Trang, était très fréquent à Saigon, mais sous une autre forme. Il visait essentiellement des bars, des restaurants, des night-clubs, fréquentés par les soldats américains ou les dignitaires vietnamiens. Cela se passait souvent de la manière suivante. A la hauteur dʼun de ces établissements, le passager dʼune petite moto lance une grenade dégoupillée à travers les ouvertures, le conducteur accélère sa machine et les deux complices disparaissent dans le trafic. Les victimes étaient parfois nombreuses, y compris parmi les civils. Pour parer de telles attaques, la plupart des établissements qui recevaient des clients " à risques " avaient fait climatiser les salles – ce qui permettait de les clore - et fait construire une avancée où sʼamoncelaient des sacs de sable. On y pénétrait par un sas à chicane; il empêchait la grenade de pénétrer directement dans lʼétablissement et évitait aux clients être blessés ou tués par le souffle et par les débris projetés par lʼexplosion. Et puis ce fut la rentrée des classes... A bientôt Roland Egensperger le vendredi 28 janvier 2011 1 - Nguyên Du, Vaste recueil de légendes merveilleuses, traduit du vietnamien, présenté et annoté par Truyen Ky Man Luc, Gallimard/Unesco, Connaissance de l'Orient, 1962, Cinquième poésie, tirée de l'Histoire du mariage de Tu-Thuc avec une fée, p. 139 2 - Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal, Spleen et Idéal, XII, Presses Pocket, 1989, " La Vie antérieure " (4 derniers vers) 3 - Sheehan (Neil), L'Innocence perdue. Un Américain au Vietnam, Seuil Points, 1988, 1990, traduit de l'américain par Mehl (Roland) et Beneich (Denis), VII. Lʼultime étape, 697, (1965-1972), p. 874: La " désaméricanisation " de Richard Nixon coûtait cher en vies américaines. En 1969, 11 527 soldats des Etats- Unis périrent au Vietnam. En 1970, il y en eut 6 065 de plus. En tout, près de 21 000 furent tués tendant la présidence de Nixon et près de 53 000 blessés, plus dʼun tiers de lʼensemble des pertes de la guerre. # # Le retrait des troupes eut un avantage qui nʼavait pas été prévu. Il empêcha la désagrégation de lʼarmée US au Vietnam. Les fantassins qui se battaient avec Hal Morre dans la vallée de la Drang et à Bong Son nʼauraient pas reconnu les troupes de 1969. Les hommes sʼévadaient dans la marijuana et lʼhéroïne et dʼautres étaient tués à cause de leurs camarades camés avec des drogues qui enrichissaient les trafiquants chinois et les généraux de Saigon. Les unités combattantes étaient au bord de la mutinerie, et les soldats se rebellaient contre lʼinanité de leur sacrifice en assassinant leurs supérieurs avec une balle accidentelle ou une grenade dans le dos. [...] Un homme nʼétait pas tué, il était " shooté " ou " foutu en lʼair". 4 - Une étude sur la relation entre le cinéma et la guerre du Vietnam est en préparation 5 - article de lʼEncyclopedia Universalis: Sur une partie de la côte orientale de l'actuel Vietnam, depuis la porte d'Annam, au nord, jusqu'à la latitude de Phan-Thiêt, au sud, on a retrouvé les vestiges d'un ancien royaume « indianisé »: monuments en état de ruine avancée au moment de leur découverte (travaux de l'École française d'Extrême-Orient, menés dès la fin du XIXe s.), sculptures et inscriptions lapidaires (celles- ci, le plus souvent brisées et déplacées). Ces inscriptions (et celles des royaumes voisins) appellent ce royaume Campā (nom féminin, prononcer « Tchampâ ») et ses habitants les Cāmpa. Par suite d'une « francisation » abusive, l'usage – auquel nous nous conformerons pour plus de commodité – s'est établi d'appeler ce pays « le Champa » et ses habitants « les Cham ». 6 - Carrefour des arts, Albin Michel,1961, p. 135 7 - Il sʼagissait du Dalat Palace. Il figure sur lʼinventaire des hôtels proposés à la clientèle mais sa rénovation a considérablement transformé son aspect (Recherche Internet). 8 - Viet: ce mot désigne un habitant du Vietnam, mais depuis lʼapparition du Vietminh dans la guerre indochinoise, ce mot est devenu synonyme de vietcong. 9 - Elle fut inaugurée début août 1971. 10 - A. Lothar Kelkel in J.-F. Mattéi, direction, Dictionnaire des oeuvres 2, PUF, 1992, p. 3330: technique, Heidegger # Cʼest le mot initial de technè, hérité des Grecs, qui nous donne à entendre mieux quʼun regard naïvement admiratif jeté sur les outils merveilleux inventés pour notre confort ce quʼil en est de la Technique en sa vérité: ni " machination " de lʼhomme ni ingénieuse fabrication de produits utiles à son bonheur, elle réside dans son pouvoir spécifique de dévoilement de lʼêtre de lʼétant. Si la Technique est " production", elle lʼest au sens originel où " pro-duction " (Her-stellen) signifie " pro-vocation", mise en demeure, " sommation " et " consommation), mainmise sur lʼétant. Telle est lʼessence de la Technique: un gigantesque " dispositif dʼarraisonnement " ("Ge-stell " dit Heidegger en exploitant dʼinsolite façon, inimitable en français, le sens du mot allemand) qui commande à lʼhomme de traiter la Nature comme un immense réservoir dʼénergies. 11 - Sheehan (Neil), L'Innocence perdue. Un Américain au Vietnam, Seuil Points, 1988, 1990, traduit de l'américain par Mehl (Roland) et Beneich (Denis), I. Le départ pour la guerre, 51, (1962)/ p. 160: [Diem] était (p. 161) également convaincu quʼil avait déjà commencé à gagner la guerre avec une sage stratégie qui sʼaccorde bien avec sa conception sur la façon de maîtriser les paysans. Il les regroupait dans des " hameaux stratégiques " (1). On construisait dans toute la campagne des milliers de ces places fortifiées entourées de barbelés. Les Américains finançaient ce programme de pacification et fournissaient les barbelés. Diem (2) pensait quʼen séparant ainsi les habitants isolés des communistes, il asséchait lʼeau dans laquelle le poisson rebelle devait circuler à lʼaise, suivant la métaphore de Mao. Avec le programme des " hameaux stratégiques", il nʼy avait plus besoin de combats dʼinfanterie. note 1, p. 161. hameaux stratégiques: le président Diem imitait en cela les Français. En Algérie, en effet, avait commencé dès 1956 le déplacement obligatoire de quelque 1 250 000 ruraux. Expulsés de leurs douars isolés, ils étaient installés dans des " villages de regroupement " quʼils devaient en général construire eux-mêmes. note 2. Président de la République du Sud-Vietnam de 1955 à 1963 12 - Richard Gervais in Auroux (S), Les Notions philosophiques 1, PUF, 1990, p. 877: ethnocentrisme # Tendance à juger des autres cultures - moeurs, institutions, valeurs étrangères - en fonction de la sienne érigée en modèle de référence. Ce néologisme est dû à W. G. Summer qui, en 1906, le définit: " façon de voir qui fait du groupe propre le centre de tout et dans laquelle tous les autres groupes sont pesés et évalués par référence à ce centre " (Summer, p. 13) 13 - Éditeur: Gallimard/ Unesco Connaissance de lʼOrient. Série vietnamienne 14 - Sheehan (Neil), L'Innocence perdue. Un Américain au Vietnam, Seuil Points, 1988, 1990, traduit de l'américain par Mehl (Roland) et Beneich (Denis), II. Lʼhéritage amer (1954-1963), 163 / p. 224: Le caodaïsme était un mélange étrange de christianisme, de bouddhisme, de confucianisme et de taoïsme, de séances de spiritisme et divers autres rites occultes; son panthéon des saints incluait Jeanne dʼArc, Victor Hugo et Sun Yat-Sen. Sa cathédrale dans la ville de Tay Ninh au nord-ouest de Saigon aurait époustouflé Walt Disney. Mais la crédulité humaine semble sans limites dans le domaine religieux et les doctrines cao-daistes nʼétaient pas plus loufoques que certains cultes religieux qui attirent encore aujourd'hui des millions dʼAméricains soi-disant cultivés et à lʼesprit éclairé. Quoi quʼil en fût de leur leur théologie et de leur architecture fantaisistes, la puissance politique et militaire de la secte était bien réelle. Avec leur 1,5 à 2 millions dʼadhérents paysans, leur armée de 15 000 à 20 000 hommes cautionnée par les Français, le pape Cao-Dai (p. 225) et sa hiérarchie de cardinaux et de généraux exerçaient leur autorité sur la majorité des zones de populations du nord-ouest de Saigon et vers le sud sur de nombreuses enclaves du delta, en particulier la ville de My Tho. 15 - Au Sud-Vietnam, le conflit aura duré plus de trente-cinq ans, depuis lʼoccupation de lʼIndochine par les Japonais en 1940. 16 - Ce sont des hirondelles de mer dont on recueille les nids constitués dʼalgues. Cʼest un mets fort recherché. Voir le poème en début de partie. 17 - Acronyme de lʼarmée gouvernementale du Sud-Vietnam 18 - Il était impossible de démarrer la 2 CH en la poussant. Car comme sur certains vélomoteurs, ce modèle disposait dʼun embrayage centrifuge; une fois le moteur allumé par le démarreur, quand le régime était au ralenti, on pouvait engager la première vitesse sans bouger la pédale dʼembrayage, ce qui était pratique lorsquʼon attendait à un feu tricolore; puis en montant le régime, les masselottes du disque dʼembrayage entraînait la transmission... 19 - Kien Nguyen, La Nuit nous a surpris, 10/18, 2001, The Unwanted, 2001, p. 299 20 - Jʼévoque ici lʼancien marché, car en 1972, un nouveau marché remplaça ce dernier. 21 - Sheehan (Neil), L'Innocence perdue. Un Américain au Vietnam, Seuil Points, 1988, 1990, traduit de l'américain par Mehl (Roland) et Beneich (Denis), VII. Lʼultime étape, 697, (1965-1972), p. 737: Le confort exigeait également la construction de tout un univers climatisé de loisirs: P. Ex., cinémas, bowlings et clubs abondamment pourvus en soda, bière, whisky, milk-shakes, beaucoup de cubes de glace pour garder tout cela frais, sans compter les hamburgers les hot dogs et les steaks à des prix défiant toute concurrence. Les P. Ex. nʼétaient plus seulement des cantines où se procurer cigarettes, matériel de rasage et bonbons. Ils étaient devenus de grands magasins qui offraient au soldat un assortiment complet de tous les accessoires agréables de la vie à laquelle il était habitué: radios, magnétophones, hi-fi, montres, pantalon de sport et sweat-shirts pour porter pendant la permission, sʼil nʼavait pas été tué pendant les six premiers mois de son arrivée au Vietnam. On y trouvait également des cosmétiques pour les femmes vietnamiennes amies. Si le soldat voulait un ventilateur électrique, un grill, une cafetière électrique, un poste de télévision, un appareil dʻair conditionné ou même peut-être un petit réfrigérateur quʼil ne trouvait pas en magasin, il pouvait commander sur catalogue. La théorie officielle considérait que, en donnant au militaire américain accès au paradis de la consommation, on réduirait en même temps les achats sur le marché local et par conséquent, lʼinflation dans ce pays. # Cette thèse nʼétait pas complètement fausse. Lʼinflation fut contenue à 50 et 60% par an, surtout en accroissant les importations financées par lʼAID pour lʼéconomie sud-vietnamienne (650 millions de dollars en 1966) et en expédiant des millions de tonnes de riz américain dans un pays qui en exportait encore en 1964. Mais compte tenu de lʼampleur de la catastrophe morale et sociale, les quelques points que cette théorie permettait de gagner sur lʼinflation ne faisait pas une grosse différence. Les Vietnamiens du Sud se retrouvaient dans un monde complètement sens dessus dessous. Des centaines de milliers dʼentre eux commencèrent à gagner leur vie en se mettant au service de ces étrangers prodigues. Compte tenu de leurs familles, des centaines de milliers dʼautres vivaient des Américains par procuration. Les services dʼhygiène de Saigon sʼeffondrèrent parce que les éboueurs les quittèrent en masse et se (p. 738) précipitèrent pour travailler sur les chantiers de lʼarmée à un salaire beaucoup plus élevé que celui que pouvait leur donner la municipalité. 22 - Sheehan (Neil), L'Innocence perdue. Un Américain au Vietnam, Seuil Points, 1988, 1990, traduit de l'américain par Mehl (Roland) et Beneich (Denis), VII. Lʼultime étape, 697, (1965-1972), p. 735: Cette panoplie comportait également lʼimportation des bienfaits de la civilisation américaine. Cela commençait par des camps de repos pour la troupe, équipés de baraques de bois sur fondation de ciment, avec un ventilation adéquate, lʼeau chaude dans les deuches et des toilettes confortables. Les généraux et colonels de Long Binh bénéficiaient de résidences de caravanes à air conditionné entourées de pelouse et de fleurs entretenues par les Vietnamiens. Pour nourrir des centaines de milliers dʼhommes dans un pays tropical à quinze mille kilomètres de chez eux avec trois repas par jour de fruits frais, légumes, viande et produits laitiers semblables à ceux des militaires aux Etats-Unis, il fallait un nombre considérable de congélateurs et de réfrigérateurs. En décembre 1965, la firme américaine Foremost Dairy fut financée par lʼarmée pour construire à Saigon une usine de traitement du lait. Deux autres furent ensuite installées par une autre société. Pour être sûre que les hommes aient assez de crème glacée, lʼarmée mit également en place 40 petites installations à travers tout le pays. Les combattants en opération devaient se contenter en général des rations de guerre C habituelles, mais, chaque fois que cʼétait possible, ils recevaient par hélicoptère des rations A composées de plats cuisinés dans les camps de base et transportées dans des containers isolants pour les garder chauds. # Les officiers supérieurs dans leurs quartiers généraux ayant donné lʼexemple, tous ceux qui le pouvaient équipaient leurs logements, mess et bureaux dʼair conditionné. 23 - Sheehan (Neil), L'Innocence perdue. Un Américain au Vietnam, Seuil Points, 1988, 1990, traduit de l'américain par Mehl (Roland) et Beneich (Denis), VII. Lʼultime étape, 697, (1965-1972), p. 735: Le port de Cam Ranh, à trois cents kilomètres au nord-est de Saigon, est considéré comme le plus beau port naturel du monde après Sydney, en Australie. Les français avaient déjà établi une petite installation avec piste dʼatterrissage. La région a toujours été faiblement peuplée et les montagnes de forêts dʼAnnam y descendent jusquʼà la mer, ne laissant quʼune bande de terrain sablonneux. Les Américains firent venir par mer de la côte Est des Etats-Unis en contournant le Cap Horn de gigantesques pontons flottants pour créer le plus grand des nouveaux ports, avec dix postes de déchargement pour les plus gros navires. Le terrain sablonneux se couvrit de magasins, entrepôts de munitions et réservoirs de carburant, et dʼune piste dʼaviation de trois kilomètres. Cʼest là que fut logiquement installé le second des quatre grands dépôts dʼintendance, les deux autres étant situés plus au nord, à Qui Nhon et à Da Nang. 24 - Pour prendre la photo, je suis revenu à notre domicile pour prendre lʼappareil. Le cyclo était toujours là. |
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