Roland Egensperger 23-24 octobre 2012 Bribes dʼun entretien avec Patrick Deville, auteur de Peste et Choléra " Toulouse, Métro Jeanne dʼArc. Je descends la rue Rémusat. Au loin des tentes blanches sur la place du Capitole. Je tourne dans la rue Rivals. Sur le trottoir, en face, un petit café très animé, et, malgré lʼhumidité de la brume dont le soleil vient à peine de déchirer le voile, des jeunes gens assis à des tables placées sur le trottoir. Patrick Deville mʼa fixé rendez-vous ce matin vers 9 h 30. Jʼaperçois la façade quasi haussmanienne de lʼhôtel mais lʼentrée ressemble à ce point à une vitrine de magasin que je poursuis mon chemin. Jʼarrive devant un magasin de chaussures, je me dis: non, il faut que je rebrousse chemin: Yersin entretenait-il un commerce avec Méphistophélès? Yersin avait-il le diable aux sandales? Voire! Yersin faustien? Cʼest un hypothèse que lʼon peut risquer, car il y a quelque chose dʼalchimique dans cette officine pasteurienne où Yersin a oeuvré: des études sur la fermentation, des hypothèses repoussées, comme celle de la génération spontanée! Et à lʼépoque de Pasteur, des autorités religieuses promptes à ranger ces recettes dʼapprenti-sorcier dans des grimoires sataniques! Quel programme!... Au loin le marché couvert Victor Hugo, animé, bruyant. Tiens! lʼauteur des Contemplations, si sensible aux bienfaits de lʼhumanité, aurait-il adopté une position sur les avancées de la science pasteurienne? " Patrick Deville est dans le hall, il met au courant le responsable de lʼhôtel que je prendrai un café en sa compagnie, pendant quʼon lui servira son petit déjeuner. La veille au soir, après la causerie ouverte vers 18 h dans la Librairie Les Ombres blanches, jʼétais venu soumettre à sa signature une dizaine dʼexemplaires de Peste et Choléra. Jʼai attendu que tous ceux qui le sollicitaient aient terminé leur petite cérémonie dédicatoire, mais le libraire sʼen est inquiété et nous a pressés quelque peu, Patrick Deville et moi-même. Car il avait invité lʼauteur à assister à la création dʼune pièce de théâtre dʼun des amis toulousains du romancier. Patrick Deville sʼest empressé de signer tous les exemplaires que je soumettais à sa dédicace, mais, comme notre discussion ne pouvait se prolonger, Patrick Deville mʼa donné rendez-vous le lendemain à son hôtel. Et cette conversation sʼest poursuivie le lendemain. Pendant la causerie de la veille, je lui avais posé deux questions: la première: pourquoi Nha-Trang? Yersin était venu par la mer, lors dʼescale entre Saigon et Haïphong. Moi, en 1970, pendant la guerre américaine, jʼétais venu par les airs, dans un DC 3 à la carlingue trouée de balles, mais je pense que la réponse fut la même: nous avions rendez-vous avec le paradis, lui sans doute davantage que moi, car le nôtre était barbelé, plus restreint, et les zones où Yersin avait établi ses cultures étaient réputées dangereuses. Le vietcong lui aussi avait profité de cet humus. Yersin avait été subjugué par la beauté de cette baie … Patrick Deville avait également répondu à des objections concernant la faible teneur en description de son récit: le lecteur nʼen est plus au temps de la Pension Vauquer du Père Goriot de Balzac: le lecteur se faisait une " photographie " du lieu à partir de la prose du romancier; aujourdʼhui, tous ceux qui veulent " voir " les lieux évoqués par le narrateur se rendent sur Internet, par exemple, sur le site du Collège Français de Nha-trang, où lʼon peut découvrir des vues anciennes de la ville, y compris les édifices érigés du temps de Yersin, dont son Institut Pasteur. Et lʼintention de Patrick Deville ne semblait pas non plus de restituer lʼétat dʼâme du personnage Yersin par le rendu dʼun paysage coloré par sa psychologie. La seconde question était plus littéraire: comment un homme de lettres peut-il sʼintéresser à un personnage qui considère la littérature et la peinture comme des " foutaises " (dixit Yersin), et dont la vie sexuelle paraît inexistante. Patrick Deville a répondu que le choix de Nha-Trang montrait que Yersin était sensible à la beauté des paysages, que sa passion pour lʼacclimatation dʼespèces rares dʼorchidées témoignait de lʼexistence chez lui dʼune réelle sensibilité esthétique. Tout à la fin de sa vie, il reproduisait des textes littéraires latins pour insérer dans lʼinterligne sa propre traduction. Enfin, cʼest vrai, on ne lui connaît pas de vie amoureuse, pas de femme, pas dʼenfant, bien quʼau Vietnam, ce genre de relations ne sʼétalait pas sur la place publique. Et aussi, sa passion dʼinnovation, technique, agronomique, météorologique, etc. prenait le pas sur le reste. " Il nʼest pas dans mon intention de relater in extenso le contenu de notre entretien de ce matin à lʼhôtel. La conversation a surtout roulé sur les exilés volontaires dont les vies courent dʼun siècle à lʼautre, de 1860 à 1945. A côté de lʼéquipe des " pastoriens", engagés passionnément dans la lutte contre les épidémies, les Parnassiens, avec la vision de lʼailleurs dʼun Rimbaud installé en Abyssinie, celle dʼun Verlaine sans doute égaré parmi les volutes de lʼabsinthe. Mais il y avait aussi celle des impressionnistes: Gauguin, dans lʼentourage de Pissaro, laissant femme et enfant pour Tahiti, la Martinique et mourant aux Marquises en 1903, Van Gogh fuyant les brumes bataves, sʼinstallant à Arles, etc. Mais Patrick Deville avait déjà parlé de tout cela dans des romans antérieurs, dont Kampuchéa et Équatoria que je nʼai pas encore lus. " Et, parmi ces exilés volontaires que le roman évoque, Albert Schweitzer, dont on fêtera lʼan prochain le centième anniversaire de son installation à Lambaréné. Albert Schweitzer, marié, théologien protestant, pasteur, médecin, en contact avec les hommes qui comptent dans le monde - Einstein, par exemple - et avec les sagesses de lʼOrient, respectueux de toute vie (1), face à Alexandre Yersin, protestant et médecin comme lʻalsacien mais célibataire (par décision hygiéniste?) (2) et sans doute chercheur agnostique, explorateur, mais lui, il avait trouvé le paradis sur terre, à Nha-Trang, et dans le chalet suisse quʼil avait construit sur les hauteurs de cet éden, nul doute que les orgues des Montagnards répondaient aux fugues de Bach de lʼalsacien. 1. Les Grands Penseurs de lʼInde, Payot 2. Peut-être trouvera-t-on des réponses dans lʼétude de Jean Borie, Le Célibataire français (Sagittaire, 1976). Voici ce quʼécrit Jean-Claude Beaune à ce propos: Excellent connaisseur de Zola et du XIXe siècle littéraire français, Jean Borie a déjà exercé sa verve dans un petit ouvrage très percutant: Le Célibataire français (Sagittaire, 1976). On y voit comment le célibataire " totalement insignifiant et fondamentalement suspect " (Bo. p. 9) est le bateau-ivre de la grande période familialiste, comment ce " petit avorton " devient l'enjeu des mesures d' " action sociale ", comment " il naît, dans la seconde moitié du XIXe siècle, sous l'action efficacement aliénante des médecins hygiénistes et des prophètes populistes " (Michelet et Barrès, même combat!) (Bo. p. 15) (Beaune (Jean-Claude), Philosophie des milieux techniques. La matière, l'instrument, l'automate, PUF (diffusion) collection Milieux, Champ Vallon, 1998, p. 513) Au cours de cette entrevue à lʼhôtel, je lui ai apporté un ouvrage de Georges Condominas. Cet ethnologue et anthropologue (né à en 1921) est arrivé dans la région de Dalat en 1948, donc 5 ans après la mort de Yersin. Tout sʼest passé comme si laprésence de lʼanthropologue assurait une solution de continuité avec celle du pastorien. Dans les premiers chapitres de LʼExotique est quotidien, Condominas relate le déroulement de sa vie jusquʼà son installation auprès de lʼethnie des Mnong-Gar. Il ne manque dʼailleurs pas dʼévoquer Yersin et Dalat dans son ouvrage. Voici cet extrait: Après la chaleur étouffante et lʼagitation bruyante de Saigon, avec, pour couronner le tout, les journées dʼangoisse que mʼavait valu la maladie de mon fils, le calme et la fraîcheur de Dalat donnèrent subitement à notre vie des dimensions plus humaines. En dehors de son quartier commerçant, tout autour du marché, Dalat se présentait comme une multitude de villas, agréablement éparpillées sur des hauteurs boisées entourant un lac. " Cette ville de repos, déjà honorablement connue avant la dernière guerre, avait pris un essor considérable à partir de 1940; les Européens nʼayant plus la possibilité de prendre leur congé en France venaient passer leurs vacances dans les stations dʼaltitude indochinoises, parmi lesquels Dalat était, de loin, la plus saine et la plus agréable. Le plateau de Lang-Biang, situé à 1500 mètres dʼaltitude, sur lequel la ville a été bâtie, fut découvert et parcouru pour la première fois, en 1893, par le grand Yersin. Celui-ci fut non seulement un médecin réputé et un biologiste à qui lʼon doit des découvertes de la plus haute importance (celle notamment du bacille de la peste), mais aussi lʼun des premiers explorateurs du " pays moï ", à une époque où ce titre avait encore un sens et où celui qui le portait courait de réels dangers. Bref, un être dʼexception, qui, dans (p. 102) des entreprises aussi diverses que lʼexploration de territoires inconnus ou la biologie médicale, réussit dʼemblée à prendre place au rang des plus grands. Dans sa première randonnée, il signalait lʼintérêt quʼil y aurait à bâtir là un grand centre de villégiature; son rapport fut si convaincant que le Gouverneur général Paul Doumer, en 1899, se rendit lui-même sur les lieux, avec le grand savant pour guide, afin de se rendre compte des possibilités quʼils offraient. " Pour nous, Dalat fut une étape heureuse; lʼinquiétude que nous avait inspirée lʼétat de santé de notre fils disparut avec les suites de la forte déshydratation dont il avait souffert au lendemain de sa naissance. Détente morale, doublée dʼune détente physique due au climat et au cadre de cette station: un lac bordé de collines couvertes de forêts de pins, rappelant un aspect agréable de lʼEurope - ne fût-ce que par la fraîcheur et par les grandes étendues boisées. Pas dʼimmeubles serrés et encore moins de bidonvilles, mais des villas cachées dans la verdure et desservies par des belles avenues, où circulaient de rares véhicules. Notre hôtel lui-même - quoique destiné aux bourses très moyennes - était composé de petits pavillons, bâtis dans les bois au bord du lac. " Le seul endroit où lʼon pouvait rencontrer un semblant dʼanimation était le quartier commerçant. Il consistait essentiellement en un grand marché couvert, quʼune rue séparait de pâté de maisons à un ou deux étages, occupés par des boutiques chinoises et vietnamiennes. On y trouvait comme un écho assourdi de lʼExtrême-Orient, mais un Extrême-Orient très spécial: un semblant de foule où, au milieu des Chinois et des Vietnamiens auxquels se mêlaient quelques Européens, circulaient timidement à certaines heures de petits groupes compacts de Montagnards. Hommes et femmes en tenue " nationale", hottes sur le dos, pipe au bec, venaient troquer leurs produits contre du sel, contre des tissus dʼimportation, des jarres ou de la pacotille. En fait, ce nʼest que beaucoup plus tard que je devais côtoyer, sur cette place du marché, de tels groupes typi-quement Montagnards: ceux que jʼy rencontrai à lʼépoque de mon premier séjour ont déserté mon souvenir. Sans doute sʼagissait-il de quelques épaves tristement acculturées, qui avaient définitivement remplacé le suu troany par un vêtement européen-vietnamien, le seul élément autochtone qui subsistât étant la jupe des femmes. Cʼétaient peut-être des Mnong Maac, ou des Kudduu qui, trop éloignés de lʼimage que je mʼétais (p. 103) faite en lisant la chanson de Dam-Sam et le Palabre du Serment nʼont pu laisser trace dans mon esprit déçu. " (Condominas (Georges), L'Exotique est quotidien, Sar Luk, Viêtnam central, Plon, 1965, II. De lʼexotique..., p. 95 / 13. La porte de lʼexotique, p. 101). Et, rencontre littéraire curieuse, la deuxième partie de lʼouvrage de Georges Condominas place en exergue une citation de Saint-John Perse, tirée dʼAnabase. Il mʼavait semblé que ce poète avait très justement identifié les sources de lʼintérêt que Patrick Deville porte à ces personnages aimantés par un ailleurs: " Hommes, gens de poussière et de toute façon, gens de négoce et de loisir, gens des confins et gens dʼailleurs, ô gens de peu de poids dans la mémoire de ces lieux; gens de vallées et des plateaux et des plus hautes pentes de ce monde à lʼéchéance de nos rives, flaireurs de signes, de semences, et confesseurs de souffles en Ouest; suiveurs de pistes, de saisons, leveurs de campement dans le petit vent de lʼaube; ô chercheurs de points dʼeau sur lʼécorce du monde; ô chercheurs, ô trouveurs de raisons pour sʼen aller ailleurs, " vous ne trafiquez pas dʼun sel plus fort quand, au matin, dans un présage de royaumes et dʼeaux mortes hautement suspendues sur les fumées du monde, les tambours de lʼexil éveillent aux frontières " lʼéternité qui bâille sur les sables " Saint-John Perse, Anabase (1924) --- " Ainsi, Patrick Deville est parti à la recherche de ces « trouveurs de raisons pour sʼen aller ailleurs », et il a rencontré cet Alexandre Yersin aux vies multiples, oublié du comité Nobel, établi - mais non enraciné - dans la baie paradisiaque de Nha-trang, où le regard porte sur les îles où les salanganes construisent des nids savoureux. Comme un sorte de Stanley, il a suivi son Livingstone à la trace, cʼest-a-dire dans les pesantes liasses de documents de lʼinstitut Pasteur de Paris, ou dans la Correspondance de Yersin avec sa mère et sa soeur. Mais, et cʼest là la magie de son alchimie romanesque, la prose du romancier se fait légère et nous chaussons des sandales de vent pour voyager en compagnie de notre pastorien. Nous sommes, nous aussi, ces « leveurs de campement dans le petit vent de lʼaube ». Roland Egensperger Baziège, le 4 novembre 2012 |
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