Les prunes volées et la vieille dame



On pouvait dire que j’étais une fréquente visiteuse chez une fille de ma classe au CF. Elle habitait juste à quelques pas du stade de Nha Trang. Elevée par sa grand-mère et entourée de deux jeunes frères. D’après elle, sa grand-mère, une ancienne enseignante de Français, se montrait plus stricte avec sa petite-fille qu’avec les petits-fils.


Sa maison assez grande pour avoir une petite cour, était protégée par une haute barrière en ciment, laquelle dûment renforcée pour dissuader tout cambrioleur par une rangée de tessons, pointes en l’air, menaçantes et mortelles en cas de blessures et risque de tétanos.


Un côté de la cour profitait de l’ombre d’un prunier (Syzygium samarangense) qui déployait largement ses grosses branches. A bien observer ces prunes, on s’aperçut que c’était en fait une variété rare qu’on ne pourrait trouver au marché. Les fruits jeunes d’un vert foncé, malgré leur âpreté, étaient mangeables pour moi. A la différence des mận (« Mận » pour le Sud mais appelés « Roi » (ou Doi) par le Nord) aux formes de clochettes, ceux-ci étaient plus ronds, plus évasés vers le bas.


A la maturité, leur vert changeait, beaucoup plus clair, très pâle, on dirait blanc même.  La chair croquante vous offrait un goût fin sucré, un vrai délice, mes amis. Quand on le cassait en deux, un noyau noir se détacha. Vraiment rien à voir avec les prunes des étalages du marché.


Derrière la cuisine en suivant un couloir étroit, on découvrait derrière la clôture du voisin, un autre prunier mais ordinaire celui-là. Cet arbre était plus haut encore, son ombrage plus large, plus étendu et ses branches plongeant par-dessus le mur, envahissantes. En grimpant le prunier de chez ma copine, on pouvait voir la grande cour à côté et plus loin, la maison.


Pendant la saison des fruits, des grappes de prunes d'un rouge dégradé attendaient la cueillette, le moment idéal pour grimper à l'arbre et atteindre les hautes branches de celui du voisin pour lui voler ses beaux fruits.  Ne voler qu'une fois car on ne voulait pas être attrapé par Mme Công, la voisine, vendeuse des produits américains au marché Chợ Đầm.


On suivait l'évolution des fruits jusqu'à leur maturité.  On surveillait les allées et venues de tout le monde: L'occasion rêvée pour commettre notre larçin, c’était pendant l’absence de la grand-mère de ma copine, partie faire ses courses tandis qu’à côté, le voisin et ses enfants enfermés chez eux.


A force d’entendre parler à l’école des prunes du voisin, une fille de ma classe voulait nous rejoindre, juste pour voir, car Mademoiselle habillée avec trop d’élégance ne pouvait se permettre d’abîmer sa belle jupe en grimpant aux arbres comme nous autres, se contentant de rester près de sa bicyclette au cas où ça tournait mal.


Alors, ma copine et moi, on grimpait, on escaladait jusqu’en haut du mur du voisin grâce aux grosses branches de l’arbre, de notre côté, en faisant très attention une fois arrivées au champ de « mines », c’est-à-dire les fameux morceaux de verre plantés tout le long de la clôture. Il me fallait poser les chaussures à certains endroits sans trop appuyer dessus– à cause du poids de mon corps, je voulais dire. Et vite, je tirai sur la branche la plus proche, attrapai au vol quelques prunes, encore jeunes et plutôt petites et hop, on sauta par terre! La récolte du jour était maigre mais tout le monde était content du partage.


On avait calculé pour la prochaine cueillette. Le jour idéal enfin arrivé: La grand-mère en train de faire sa sieste et les voisins aussi. Tout était calme, des deux côtés. C’était bien le moment car les fruits tant convoités avaient pris le temps de mûrir, plus gros et brillaient d’un vert pâle. Les grappes attendaient patiemment que je les prisse dans mes bras. 


Sans faire de bruit, on avança vers le but, prenant toutes nos précautions pour éviter tout froissement de feuilles en tirant vers nous les grosses branches bien alourdies par les prunes. Trop vouloir, c’était trop risquer aussi et je ne voulais surtout pas tomber dans la cour du voisin.


A peine mon bras tendu pour toucher aux prunes que « flap », un caillou reçu en pleine jambe, « aïe, courage ma fille, pas de cris! » fis-je en silence tout en cherchant du regard l’ennemi caché. Un gamin était en train de me viser avec son lance-pierre. De nouveau « flap » et un autre projectile sur ma jambe. « Ouille, quel chenapan! ». Souffrir en silence pour le gain - « chịu trận để có ăn » - j’arrachai encore une prune et je sautai vite en bas.


Tout ça pour deux malheureux fruits, quelle déception pour nous deux devant le coup raté! On se régala en comparant nos blessures de guerre. C’était moi la seule cible car ma copine détala vite fait dès le premier coup de tir, soit par respect du bon voisinage, soit par peur d’être sévèrement punie par sa grand-mère.


Ses voisins, je ne les connaissais pas personnellement mais je savais que la fille fréquentait le CF, tout comme nous et que son grand frère était dans la même classe que ma grande sœur, mais je ne craignais point la mauvaise réputation, du moment que j’avais ce que je convoitais, ces délicieux fruits!


On n’arrêtait pas de faire des conneries ensemble, à chacune de mes visites. Et puis un jour, la petite et frêle grand-mère m’attendit, un fouet à la main, le regard dur, menaçant, perçant comme celui d’un rapace. Dès qu’elle me vit pointer le bout de mon nez, elle me mit à la porte à grands cris. Ma copine était dans un coin, toute effrayée. Par la suite, elle me confia que depuis ma dernière visite, sa grand-mère n’arrêtait pas de la fouetter à cause de ses relations avec moi. Et pourtant, ma copine n’était pas vraiment intimidée par son aïeule, vu sa réaction tout aussi virulente, à chaque réplique.


Dans l’intérêt de ma copine, j’avais décidé de ne plus lui rendre visite pour ne pas la mettre dans une situation difficile vis-à-vis de sa grand-mère.


Après 75, j’avais eu l’occasion de revoir la grand-mère à l’étranger chez son petit-fils, un ancien camarade de classe. Malgré son âge avancé et une apparence fragile, elle avait gardé toutes ses facultés mentales.


Je lui posai quelques questions, par hasard, dans notre conversation, sur ses vieilles connaissances à l’époque au Viêt Nam: Si elle connaissait un certain M. D Thiêu – mon grand-père maternel- par exemple et elle m’avait cité en réponse son poste d’Inspecteur d’Académie de Thanh Hóa jusqu’à Huế. Tout aussi bien pour la profession de mon grand-père paternel qui était Directeur de la Poste et ma grand-mère paternelle, professeur de Français. Quand elle apprit que j’étais leur petite-fille, elle regretta de m’avoir traitée ainsi. Si elle avait su pour mes origines, j’aurais été mieux considérée.


Et quand j’y pense maintenant: Mes grand-parents ou parents, venant tous d’honorables familles et qui se retrouvaient avec une gamine jugée comme « mauvaise fréquentation », que dire alors sinon que j’ai dépassé les bornes ou qu’ils m’ont mal éduquée.


Lê Thị Lam Sơn



© cfnt, Collège Français de Nha Trang