La fille qui ne savait pas écrire son nom



Elle était ma camarade de classe, du même âge et partageant le même sort que moi, redoublante, aie, aie!


Mais pire encore, elle a dû sauter une année scolaire suite à un désastre capillaire. Une coiffure ratée par sa faute, des cheveux frisés complètement brûlés!


L'année suivante, quand je l'ai revue à l'école, je n'ai rien trouvé d'anormal à sa chevelure. Je me souviens de sa robe en jersey, d'un bleu foncé à bordure blanche que sa mère avait achetée à Paris.  Une robe qui lui collait à la taille. A côté des autres filles de la classe, toutes minces, elle se faisait remarquer par sa corpulence, étant une nageuse assidue et habituée à la bonne chère.


Bien que Vietnamienne d'origine, elle était incapable d'écrire son nom de famille, un simple "Nguyễn" déformé ainsi en "Ngyễun", tout d'un coup devenu une épreuve si dure pour elle et un nom si "étranger" à nos yeux.


Mme Bang l'avait convoquée au tableau et elle devait écrire juste ce nom.  Un malheureux hasard. Et ce jour-là, toute la classe s'écroula de rire. Mme Bang ne sachant plus que faire d'une élève aussi médiocre, lui donna un sage conseil: " Reste à la maison et marie-toi! ".


Comme ses parents possédaient un restaurant, elle se débrouillait assez bien en cuisine.  Elle m'avait révélé le secret des frites croustillantes que seuls les chefs cuisiniers savaient le faire.


A l'époque, on n'avait que la télévision en noir et blanc. On aimait discuter de nos programmes préférés, genre " Ed Sullivan show". On partageait le même goût en musique, de la country musique, de Glen Campbell par exemple...Dans nos têtes trottait l'air de " Gentle on my mind" ou " By the time I got to Phoenix"....


Une fille sympathique avec qui je pouvais bien rigoler. Même Mr Bernard, le professeur d'Anglais, se moqua d'elle une fois, en déclarant qu' " elle nage comme un crocodile"! Toute la classe rit aux éclats mais elle, ça ne lui avait pas plu du tout.


Un jour, elle vint me voir pour m'informer de son imminent mariage avec un pilote Américain. Dans une petite ville comme Nha Trang, en ce temps-là, pour une nouvelle, c'était une sacrée surprise et les fiançailles fêtées en grande pompe au restaurant chinois Đông Hưng, du côté de la rue Phan Bội Châu  avec comme invitées les plus grandes personnalités de Nha Trang.


Quelques mois plus tard, la pauvre fille en pleurs, m'apprit du décès de son futur mari au cours d'une mission en hélicoptère. Anéantie par le malheureux coup du destin, elle voulait se comparer à sa grande soeur, laquelle, à son avis, lui avait dérobé à sa naissance, tout le charme, toute la beauté, hérités des parents. Que faire sinon la consoler de mon mieux!


A l'époque, avoir un gendre étranger, surtout un Américain, c'était très mal vu. Il vous faudrait un esprit très ouvert ou beaucoup de culot et de " je-m'en-foutisme" pour défier ragots ou critiques de la populace.


Entre "marier un Français et partir en France" et " épouser un GI", il y avait une différence de taille. Plus "honorable" quand il s'agissait d'un Français!


 N'empêche, les gens préféraient tout garder  " Top secret": noces, démarches administratives.......jusqu'à la disparition de la fille.


On dirait que les GI étaient représentatifs de tout le peuple américain au Sud du Viet Nam, dans ces années-là. Une minorité seulement pouvait les fréquenter, les filles de bars ou les employées de l'armée américaine....Une catégorie de gens, jugée et classée en bas de l'échelle sociale. Même une épouse d'un civil Américain, aussi riche ou aussi intellectuel soit-il, serait alors rangée dans le même panier que les autres. Un mariage mixte ne pouvait être que mal vu par le milieu bourgeois ou par le peuple.


Une mère, une fois divorcée d'un mari Vietnamien, pouvait emmener sa fille aux Etats-Unis avec elle et son nouvel époux Américain, du jour au lendemain......pfffuitt......comme évaporées dans les airs, et ça, en plein milieu de l'année scolaire.


C'est vrai, on était en plein guerre. Les parents, par souci pour l'avenir de leurs filles, avaient jugé plus sûr de miser sur les mariages de circonstances!  Eviter les traditions, vivre comme une bru, c'est-à-dire comme une esclave au sein de la famille du mari.


Faudrait-il juger ces filles ou ces femmes qui, par choix ou par obligation familiale  ( pour une question de survie ) ont préféré un mari étranger, quitter son pays et ses racines pour un meilleur avenir?


 Avant 75 ou après 75, la même question reste d'actualité!


Lê Thị Lam Sơn



© cfnt, Collège Français de Nha Trang