Il était une fois… Un collège appelé « Collège Français », le mien et une rue au nom de « Độc Lập », ma rue.
Mon école a disparu avec mon pays à cause de l’Histoire que l’homme a voulu façonner ainsi, une histoire de politiciens entre eux et ma rue dans cette histoire aussi a perdu son identité : « Indépendance » (Độc Lập) devenue « Unification » (Thống Nhất)! Quelle dérision, quelle amertume! Độc Lập avec deux états indépendants mais seulement une population vivant en liberté. Unification, et depuis deux populations perdues, partageant le même sort, prisonnières d’un Parti et du système.
Nha Trang dans les années 60 menait le train-train d’une petite ville tranquille.
Le centre-ville, même à pieds, était vite parcouru, depuis ma rue Độc Lập jusqu’à la rue Phan Bội Châu.
Le marché Chợ Đầm à l’époque ne faisait pas bonne figure avec son marché en plein air et un certain nombre de bicoques vétustes tout autour.
Par mauvais temps, il fallait patauger dans la boue pour faire ses courses, car le marché s’étant installé sur un vaste et ancien terrain de marécages. Son état insalubre et pollué devait être réglé grâce à un projet de construction en cours: Un édifice rond avec un flanc en forme d’arc, projet à développer en urgence par la suite, à cause d’un énorme incendie en 1968 qui a détruit plus d’une centaine de maisons.
On dénombrait pas mal de commerçants le long de la rue Độc Lập et de Phan Bội Châu, et parmi eux, des parents d’élèves du Collège Français.
A commencer par le magasin de quincaillerie « Cẩm Toàn Xương », en bas de la rue Độc Lập, où habitait une copine du CF de ma grande sœur. Une fille d’origine chinoise L que ma sœur allait voir souvent et en m’emmenant. Deux super bavardes, m’infligeant une si longue attente à chaque visite, à me demander quels pouvaient être leurs sujets de conversation? Et moi qui passais mon temps à regarder les clous, des centaines, des tas... rangés dans des boîtes en bois. Pour gagner la partie habitable, on devait traverser une allée étroite, au faible éclairage au néon. Un univers qui ne pouvait que me faire passer des moments lugubres, accablée d’ennui.
Plus tard, on allait y trouver un fournisseur de bouteilles de gaz. Tỵ était de la même origine, Chinois lui aussi et élève du CF. Costaud, ce garçon, il aidait à délivrer les bouteilles, les soulevant sans aucun problème.
Sa soeur, plutôt petite et rondelette, adolescente à peau souvent acnéique, avec des cheveux attachés derrière à l’aide d’une barrette, Liên venait souvent me rendre visite ou parfois moi, chez elle.
Elle me prêtait « Salut les Copains », ces fameuses revues de la génération yé yé. On n’était pas dans la même classe mais la sympathie était là, entre nous. Lors de la fête de la mi-automne, elle m’offrait toujours la moitié de son gâteau de Lune, quelle gentillesse de sa part!
A l’angle de la rue se trouvait la pharmacie des Phạm. Leur fille, LH, passait devant chez moi en Honda, toujours bien habillée. Une grande avec une peau blanche, des cheveux droits laissés tomber librement jusqu’aux épaules. J’aimais bien l’observer, dans la cour de l’école, au milieu d'autres élèves; facile à deviner qu’elle venait d’une famille aisée. Un jour, je la vis passer, coiffée en boucles anglaises, m’évoquant les jolies perruques, symboles de l’élégance à Versailles, à la Cour du roi. Elle était déjà comme un top model pour moi, et je rêvais de pouvoir m’offrir le luxe d’aller dans un salon de coiffure, d’être à la pointe de la mode, tout comme elle.
A côté de la boutique de ma mère, c’était le magasin des parents de T, fournisseurs de l’armée, T ma jeune cousine germaine, élève aussi au CF, mais de quelques classes en-dessous se révélait d’être une rare beauté à peau mate due aux origines Chàm du côté paternel.
Après une année d’études à l’étranger, elle avait fait un petit retour au pays. On bavardait devant les magasins de nos parents et je dois avouer qu’elle avait attiré tous les regards des passants. Imaginez donc, une fille taillée comme un mannequin, vêtue à l’européenne, une cigarette à la main…Elle sortait de l’ordinaire à cause de sa peau ambrée. Quiconque l’entendait parler avec un fort accent de Huế serait à coup sûr surpris.
Quelques pas plus loin, se situait le studio d’un photographe, celui du père de ma chère copine N.
On ne fréquentait pas la même classe, mais en bonnes voisines, on aimait bien sortir ensemble le soir - souvent des balades le long de l’artère de la ville. Le grand frère de N, T n’échappait pas à mes taquineries, quand je passais avec ma classe devant la sienne, si par malheur, il était près de la fenêtre, dans mon champ de vision, alors je ne manquais pas de crier fort « T điên ». Et toute sa classe riait.
V, elle aussi, fréquentait le Collège Français comme nous et habitait près de chez N.
Ça lui arrivait de se joindre à nous, N et moi, pour se promener le soir, de Độc Lập jusqu’à Phan Bội Châu.
V venait d’une famille de grossiste de riz mais son grand-père était connu comme sénateur à l’époque.
Un jour, un fâcheux incident fut survenu entre sa famille et la nôtre: Cet été là, mon frère, par commodité, s’était fait raser la tête et le fils du domestique du sénateur s’étant moqué de lui, avait reçu un coup de poing en échange. Histoire banale entre garçons mais tournée en affaire d’état par Mr le Sénateur lui-même, par une plainte directe chez Mr le Directeur du lycée Võ Tánh, l’école de mon frère.
Le proviseur, ancien élève de mon grand-père maternel, considérait ma mère comme sa propre sœur, avait réglé ce différend à sa façon. Mr le Sénateur avait le bras long et ne voulant pas s’avouer vaincu, avait décidé de mettre le chef de police Tiên dans le coup. Manque de pot, celui-ci et sa femme étaient amis de longue date avec mes parents. Finalement, Mr le Sénateur était obligé de déclarer forfait.
Mais cette histoire allait plus loin encore, avec les critiques acerbes de la sœur de mon père. Cette sage-femme, habitante de Xóm Mới, employée du Ministère de la Santé, ne se gênait pas d’insulter sa belle-soeur, c'est-à-dire ma mère, de «đàn bà hư ».
Une tante égoïste et radine comme on n’avait jamais vue, elle récupérait le lait en poudre de l’hôpital pour un usage privé.
Quant à ses cadeaux, n’en parlons pas, quel affront suprême! A son retour de Suisse en 1960, elle nous avait offert des gâteaux chinois, moisissure en sus! Ma mère, en colère, lui avait fait renvoyer la boîte sans oublier d’y glisser un mot de remerciement assez railleur.
Depuis cet incident avec mon frère, V m’ignorait complètement.
A quelques mètres de distance, voilà la pharmacie « Khánh Hòa ». L était dans ma classe, car je redoublais encore, je ne savais combien de fois ainsi!
Il avait deux sœurs au CF, dont l’une, de grande taille, aux cheveux longs et l’autre, plus petite, coiffée à la garçonne. Toutes les deux habillées avec simplicité mais classe, de même que leur attitude.
L avait l’habitude de concentrer son attention sur le professeur pendant la leçon, tellement absorbé qu’il en était resté bouche bée! Devant sa bouche ouverte, Mr Manzano Gilbert n’avait pas pu céder à la tentation de lui jeter un morceau de craie. Mais il visa mal et le projectile passa à côté de L qui referma aussitôt sa bouche et tout le monde rit aux éclats.
À côté de la pharmacie, vivait une famille chinoise, pratiquant la médecine traditionnelle orientale. La grande sœur allait à Hội Việt Mỹ (cours d’anglais) avec moi et elle m’avait présenté sa petite sœur qui, par gentillesse, m’avait refilé tous ses cahiers scolaires du CF. Ce n’était pas mon fort de travailler d’avance les matières de l’année suivante mais en tout cas, merci pour le geste, chère inconnue! Où vis-tu maintenant, j’aimerais bien le savoir!
Nous voilà du côté de Ty Thông Tin. Des commerçants encore. Tiens, un magasin d’appareils électroniques tenu par des Chinois. Leurs enfants étaient tous grands, élèves du CF, deux filles LC et DC et un garçon, K.
A l’angle de la rue, encore un autre commerçant Chinois dont les trois garçons au CF qui jouaient très bien de la musique. Le deuxième était venu, un jour chez moi, avec les autres de la classe de ma grande sœur, pour jouer « Good Golly Miss Molly ». Le plus jeune, Tài, je le voyais souvent, marcher seul, perdu dans ses pensées ou en compagnie de ses copains dans la cour de l’école.
Un jour de pluie, à la sortie des classes, je me préparai à rentrer toute seule à la maison quand je le vis s’approcher avec sa Vespa, élégamment vêtu d’un imperméable, il inclina sa tête pour me saluer en passant. Il démarra le scooter et s’en alla, me laissant sur place toute songeuse, impressionnée par tant de classe. Un vrai gentleman. Un parfait exemple de la galanterie française. Me saluer, moi! Une inconnue pour ainsi dire, une fille moche, quelconque, en toute franchise. Un geste insignifiant pour lui, mais qui m’est resté en mémoire jusqu’à ce jour.
Le temps passait et à force de redoubler, je voyais les anciennes camarades de classe changer leur attitude envers moi. Etait-ce à cause de mon niveau intellectuel qui n’était pas à leur hauteur? Ou était-ce parce que mon look détonnait à côté d’elles?
MH était fille de dentiste, proche de moi pendant toute l’année scolaire, assez proche pour me parler de son secret béguin et pourtant, au bras d’un Français, dans sa robe longue, la voilà qui m’ignora en me voyant devant chez moi.
En face de la maison de MH, il y avait une bijouterie, celle de la famille de la copine de ma grande sœur, la fille qui avait critiqué mon grand nez.
Je l’avais trouvée mignonne dans son pantalon aux pattes d’éléphant, la mode de l’époque. Elle avait de la chance d’avoir des parents large d’esprit pour lui permettre d’aller aux « boums » et y danser le « Mash Potatoes ».
Il y en avait d’autres, élèves au CF demeurant rue Độc Lập et Phan Bội Châu que je ne connaissais pas personnellement pour me les rappeler ici.
On avait dû se connaître de vue seulement, à force de se croiser dans la cour de notre école et Nha Trang n’était qu’une petite ville tranquille en ce temps-là, on se connaissait plus facilement que maintenant.
Et Simon & Garfunkel chantaient:
“In my little town
I grew up believing
God keeps his eye on us all
And he used to lean upon me
As I pledged allegiance to the wall
Lord I recall
My little town
Coming home after school
Flying my bike past the gates
Of the factories
My mom doing the laundry
Hanging our shirts
In the dirty breeze
And after it rains
There's a rainbow
And all of the colors are black
It's not that the colors aren't there
It's just imagination they lack
Everything's the same
Back in my little town
Nothing but the dead and dying
Back in my little town
Nothing but the dead and dying
Back in my little town
In my little town
I never meant nothing
I was just my father’s son
Saving my money
Dreaming of glory
Twitching like a finger
On the trigger of a gun
Leaving nothing but the dead and dying
Back in my little town
Nothing but the dead and dying
Back in my little town”
Lê Thị Lam Sơn
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