Il fut un temps où je faisais souvent l’école buissonnière. Une copine de ma classe habitait au bout de la rue Phan Bội Châu, tout près du Tribunal dont j’ignorais l’endroit où il se trouvait exactement. Sa mère tenait là un restaurant et à midi, il y avait toujours du monde, un univers d’hommes, des soldats, des fonctionnaires, des ouvriers… H. aidait à la caisse et sa mère s’occupait de la cuisine avec plusieurs assistants. De temps en temps en faisant les courses à Chợ Đầm avec notre servante, je les croisais, la mère de ma copine avec deux de ses filles. Elle achetait en grande quantité poissons et viande, le tout entassé dans de larges paniers en osier. Pas loin du restaurant de H, se trouvait le magasin de TN (une autre camarade du collège) qui vendait du riz. La proximité des logements nous approchait et à chaque visite chez l’une, on en profitait pour aller voir l’autre, juste à côté. Et on nous voyait souvent, toutes les trois, en train de bavarder devant le magasin. Etant une cinéphile, la mère de H. aimait accompagner sa fille, le soir, voir un film. H. connaissait toutes les vedettes chinoises. Elle était au courant de toutes les nouveautés, les prochaines sorties de films chinois ou hindous. Férue de revues de cinéma, elle m’exhibait fièrement sa collection et on passait notre temps à admirer les starlettes de Hong Kong avec beaucoup d’enthousiasme. Nos préférées de l’époque, c’étaient « Lý Lệ Hoa, Lý Thanh »… Et un jour, on décida de prendre un après-midi, en sautant un cours, jugé sans intérêt. C’était le jour de notre école buissonnière! Notre programme vite accordé ainsi: nous remplir le ventre avec un bol de soupe « Phở », laisser nos vélos sous surveillance payante quelque part avant de filer à une des salles de cinéma, Tân Tân, Minh Châu ou Tân Tiến. On passait en revue toutes les affiches du jour, notre choix délibérément fixé sur nos idoles. Même les films d’action nous attiraient aussi, fascinées par les effets spectaculaires des sauts en hauteur jusqu’aux toits et de parfaites descentes tout en souplesse des acteurs en arts martiaux. On passait ainsi des films chinois ou européens aux films hindous projetés en exclusivité à Tân Tiến. Cette salle était une pure arnaque, les billets vendus ne vous garantissaient pas de places assises et on devait rester debout, dans les allées, coude contre coude, pendant toute la séance! Mais notre passion nous faisait oublier tout le reste, fatigue, foule…et on suivait le film en lisant les sous-titres. A chaque entracte, il y avait toujours de la danse, c’était comme ça les films hindous de l’époque.
Après la séance, on allait faire un tour à la plage pour tuer le temps en attendant l’heure de retour à la maison, comme si on était en classe. Le long de l’avenue, des buvettes nous attendaient pour y grignoter quelques beignets de crevettes (« bánh tôm chiên » une sorte de petite galette faite à base de patates douces râpées, garnie d'une crevette entière et toute croustillante après la friture). Et on commandait du Coca cola ou du jus d’orange pour apaiser notre soif. Le lendemain, à l’école, il nous fallait un mot d’excuse pour justifier notre absence et on avait tout préparé à l’avance, chacune sa lettre dûment signée par nos soins ou par une gentille copine, sans nous trahir une seule fois. Pour financer ces sorties, H. et moi, on devait se débrouiller pour piquer dans la caisse de nos mères. Tant de facilité, de légèreté dans notre comportement, tant d’insouciance du lendemain, de notre avenir.
Et puis un jour, comme d’habitude, on s’était donné rendez-vous pour aller voir un film. On sortait avec nos cartables sous les bras, comme pour aller à l’école. La mère de H. en faisant ses courses, était tombée par hasard sur TN, du magasin de riz, lui demanda donc pourquoi elle n’était pas en classe comme sa fille. TN, la pauvre, coincée et paniquée sur place, ne sut quoi répondre pour aider sa copine. A mon retour, ma mère m’attendit, l’air sévère, pour m’informer de la visite de Mme TD du restaurant qui lui avait demandé de virer sa fille si elle passait me voir et de son côté, elle en ferait de même avec moi.
Ainsi prit fin notre tendre complicité et à notre regret, on avait dû faire nos adieux à nos chères salles de cinéma. Plus d’école buissonnière, plus de balades le long de la plage, plus de haltes aux buvettes … Maintenant, assises sur nos bancs d’école, on devait faire comme les autres, mener une vie de collégiennes sans histoires, sans nous soucier des ravages de la guerre. L’innocence de la jeunesse quoi! Lê Thị Lam Sơn |
© cfnt, Collège Français de Nha Trang