La route de Cầu Đá


 

Il n'y a pas plus belle route à Nha Trang que l'avenue Duy Tân, celle qui longe la plage sablonneuse depuis le parc Yến Phi (công viên Yến Phi) jusqu'au village Chụt. De l'autre côté de la route, on aperçoit les jolies villas coloniales qui s'assoupissent dans des jardins ombragés; en été, les flamboyants fleurissent et ajoutent leur note de rouge vif. D'autres bâtiments viennent les côtoyer. En commençant par la ville, on peut citer l'institut Pasteur fondé par le docteur Yersin, puis le bâtiment du ministère des travaux publics (Ty Công Chánh). Plus loin, c'est le bâtiment des évêques 'Toà Giám Mục' derrière lequel se trouve le bon vieux Collège français.


Le Grand Hôtel (Đại Khách Sạn), ancien hôtel Hải Yến, commence le deuxième tronçon de l'avenue Duy Tân. À quelques encablures de là, la piste de l'aérogare pointe son nez vers la mer. Il n'y a qu'une plage et un bandeau de goudron pour les séparer. Nous avons l'habitude de nous arrêter au bord de la route pour voir décoller et atterrir les avions. Longeant la route, les baraques de l'armée de l'air respirent l'air du large. Après l'air, la mer avec, un peu plus loin, l'école navale militaire (Trung Tâm Huấn Luyện Hải Quân). Elle a deux voisins, la centrale électrique et l'école technique secondaire (trường trung học Kỷ Thuật).


L'école navale militaire a été construite par les français entre 1951 et 1952. Dans cette base se trouve aussi un petit hôpital privé - hôpital Chapeau - géré par les français. Après les accords de Genève (20/07/1954) le tout passe aux mains des vietnamiens. En 1958 le docteur Nguyễn Sanh Nghĩa fraichement diplômé de Montpellier reçoit la charge de l'hôpital pendant son service militaire.


Avec les bâtiments de la douane, on arrive à la fin de cette belle avenue. Et comment oublier, de l'autre côté de la rue, plantés dans le sable, cachés sous les cocotiers et les philaos taillés les bars, les paillotes de la plage, les 'Quán số 1', 'Quán số 2', 'Quán số 3',...

 

Du temps de la colonie, l'avenue Duy Tân s'appelait 'Avenue de la Plage'


Après l'avenue Duy Tân je pense que la route n'a plus de nom propre. Est-ce la QL (quốc lộ) anciennement RN (route nationale), je ne suis pas certain. Je ne reçois pas de courrier en ce temps là vu mon jeune âge, le détail m'a échappé. Tout ce que je sais, c'est que le village Chutt commence ici.


Drôle de nom. Il y a deux façons de l'écrire: Chut ou Chutt.


Quand les français ont goudronné la route qui mène à Cầu Đá, ils ont posé une borne kilométrique avec le nom CHUTT. Pour les autochtones, c'est un mot français et pour être à la mode tous les commerçants du coin ont pris ce nom comme référence.


Mais pourquoi les français ont-ils écrit CHUTT? Peut-être est-ce leur façon de retranscrire en français le nom CHUT.


D'après le 'Đại Nam Quốc Âm Tự Vị' (Huỳnh Tịnh Của – 1895), chụt signifie petite baie où les barques peuvent s'abriter. En sus, un exemple mentionne 'Chụt Nha Trang, endroit abrité du vent à Nha Trang dans la province de Khánh Hoà'.


Les gens vivant du cabotage ont aussi leur chanson populaire pour Chụt


“Nha Trang xuống Chụt bao xa

Kẻ vô mua đệm, người ra mua chằng

Anh em mừng rỡ lăng xăng

Người hỏi thăm vào, kẻ hỏi thăm ra

Anh em chè rượu hỉ ha...”


Revenons à notre village Chụt dans les années 60. Au début du village, un morceau de plage est aménagé en terrain de foot. Puis viennent les petites maisons qui s'agglutinent des deux côtés de la route jusqu'au pied de la butte menant à Cầu Đá. Le marché se trouve côté mer, directement sur la plage. Ici on vend les poissons fraichement pêchés la nuit, les autres aliments et marchandises viennent de la ville. Chụt est réputé pour sa soupe au poulet (phở gà). Au début, un seul restaurant propose cette soupe, un seul, le vrai. Vu son succès d'autres tentent de l'imiter mais n'ont jamais pu l'égaler. Tout voyageur passant à Nha Trang ne peut manquer d'y goûter.


Nul n'étant prophète en son pays, je ne suis pas certain que tous les habitants de Nha Trang la connaissent et l'aient goûtée. Le village a aussi son petit bureau de l'administration communale, un bâtiment (đình) pour les représentations théâtrales (cải lương, hát bội) et les fêtes de village. En face se trouve la pagode Linh Sơn des bonzesses. Luxe, le village a son infirmier, monsieur Nhâm. Celui-ci assure la tournée des trois villages Chụt, Cầu Đá, Cửa Bé. A son arrivée à la base navale, le docteur Nghiã a ouvert en association avec monsieur Nhâm le premier cabinet de consultation médicale à Chụt. Les consultations sont presque gratuites, ce fut une aubaine pour tout le monde.


Mentionnons également les gens qui vivent de la récolte des nids d'hirondelles à Hòn Yến.


Chụt et Cầu Đá se trouvent de part et d'autre d'une butte. Au sommet de celle-ci se trouve le Biệt thự Cầu Đá anciennement appelé Lầu Bảo Đại. En 1923 ces bâtiments sont construits pour loger le futur personnel de l'institut océanographique. Chacun d'eux porte un nom qui se rapporte à la végétation environnante. Il y a 'Les Agaves' (xương rồng), 'Les Frangipaniers' (bông sứ), 'Les Bougainvillers' (bông giấy), 'Les Flamboyants' (phượng vỷ), et 'Les Badamiers' (cây bàng). Entre 1940 et 1945 l'empereur Bảo Đại et l'impératrice Nam Phương ont l'habitude de venir se reposer aux 'Agaves'. Après les accords de Genève la famille Diệm s'approprient Les Agaves et Les Frangipaniers. Nhu, la belle soeur de Diệm les a rebaptisés 'Nghinh Phong' et 'Vọng Nguyệt'. Après 1975 l'ensemble devient un complexe hôtelier.


La descente vers le port se prolonge par une jetée en pierres et en ciment qui sert de port pour les bateaux de petit tonnage. Sur la gauche se tapit l'institut océanographique dans une anse à la plage pierreuse. A l'origine c'était le Service des Pêche de l'Indochine, fondée le 14 Septembre 1922; en janvier 1930 il fut officiellement changé en Institut Océanographique de l'Indochine. Dans son jardin les badamiers offrent l'ombre aux visiteurs et ses fruits aux enfants du village.


L'empereur Bảo Đại en visite à l'Institut Océanographique d'Indochine


A la fin de cette descente la route tourne à droite pour entrer dans Cầu Đá; ce virage bien serré a laissé quelques souvenirs douloureux à certains cyclistes trop téméraires qui ont dévalé la pente sans retenue.


Les maisons et les échoppes de souvenirs bordent la route des deux côtés. La plage de galets et la mer sont à trois mètres en contre-bas. La route goudronnée se termine par une petite place devant le bureau du port (Ty Hải Cảng). De l'autre côté du Ty Hải Cảng c'est le village des pêcheurs. La marine de guerre est aussi présente avec ses navires mais Cầu Đá est avant tout un port commercial ou plutôt un port d'approvisionnement pour la ville.


Ici habitent la plupart des personnes qui vivent de la pêche. Les pauvres ont leur petites barques à rame, quelques plus riches possèdent des petits bateaux à moteurs. Vers quatre cinq heures de l'après-midi quand le temps le permet on assiste au départ à la pêche de nuit. Comme un cerf-volant trainant sa queue, chaque bateau à moteur tire une longue file de barques vers le large. Joli spectacle. La nuit est toujours un émerveillement pour les yeux avec les points lumineux qui dansent à l'horizon, ce sont les lampes des pêcheurs. Au début ils utilisent des lampes à carbure (đèn cạc bia). Le carbure de calcium en réaction avec l'eau s'enflamme et dégage une odeur particulière. Les lampes à manchon (đèn măng xông) plus pratiques et plus lumineuses remplacent peu à peu les vieilles lampes à carbure. Au fil du temps mêmes les petites barques s'équipent de petits moteurs (máy đuôi tôm). Les pêcheurs s'en vont individuellement, on regrette le spectacle et l'animation des départs et retours groupés. Le produit de la pêche est directement proposé tôt le matin sur la plage, les invendus partent pour le marché de Chụt.


Le vieux Cầu Đá: on voit au loin le Biệt Thự, puis la jetée et en avant plan le 'ghền đá'


Qu'y-a-t-il d'intéressant à Cầu Đá? Il y a le restaurant français 'François' de monsieur François réputé pour les homards et sa mayonnaise maison. Au début il se trouve du côté plage, puis il s'agrandit, change de côté et de nom en 'Bắc Tiến François'. Il changera à nouveau de côté en se déplaçant tout au bout du village près du 'ghền đá'.


Cầu Đá est aussi un lieu de promenade pour les citadins. Le soir et le dimanche les voitures arrivent de la ville et débarquent les familles sur la petite place. Pendant quelques instants ils contemplent la mer, les barques, les bateaux et se bouchent le nez; l'odeur des stocks de nước mắm, de la mer, des enduits des barques leur est insupportable. Les gens du village, surtout les enfants aiment regarder ces citadins; ils commentent leurs vêtements, leurs chaussures, leurs voitures: c'est un monde de rêve.


Sept kilomètres séparent le port de la ville. En ce temps les moyens de communication sont rares. Les Lambretta (xe lam ba bánh) assurent la liaisonnnnn Cầu Đá-Chụt-Nha Trang. Comme les taxis brousse ils n'ont pas d'horaires et ne partent que quand le véhicule est bien rempli. On est jamais sûr d'arriver à l'heure pour un spectacle ou une séance de cinéma. Les arrêts se font au gré du voyageur. En ce temps il n'y a pas d'eau courante. Il y a un puits commun pour tout le village, beaucoup de femmes et jeunes filles exercent le métier de porteur d'eau (gánh nước mướn).


Il n'y a pas de marché ni d'école à Cầu Đá. L' institution qui représente l'état est le Ty Hải Cảng. Son chef est parfois amené à arbitrer quelques petits conflits du village. A la fin des années soixante le gouvernement a implanté un poste de police.


C'est à Cầu Đá que les bateaux de ravitaillement débarquent leurs marchandises. Les bateaux vietnamiens comme le 'Trường Sơn', 'Nhật Lệ' de faible tonnage accostent directement à la jetée. Les sacs de riz sont directement transbordés dans les camions. Par contre les bateaux étrangers comme les cargos taiwannais ou japonais transportant souvent du ciment doivent rester au large. C'est alors au tour des chalands tractés par un vieux remorqueur d'entrer dans la danse. Les navettes incessantes se poursuivent jusqu'à tard dans la nuit. Ce sont des moments animés au port, préférés des dockers, des matelots et des grutiers qui voient leur paye augmenter. Il y a aussi des moments d'inquiétude avec l'arrivée des typhons. Les barques, les chalands, le vieux remorqueur vont se réfugier dans une anse (bải trước) à l'ile Hòn Miếu.


Enfin comment oublier Cau Đá comme lieu de rendez-vous pour les excursions dans les îles. Qui n'a pas une fois fouler cette grève et monter dans un bateau pour aller passer un jour inoubliable dans une de ces îles paradisiaques.


Les trois village Chụt, Cầu Đá et Cửa Bé se trouvent au pied de la colline 'Mũi Chụt' ou 'Núi Chụt' ou 'Núi Cảnh Long'. Son point culminant est à 130 mètres au dessus du niveau de la mer. Cấu Đá n'est pas le point final. En longeant le chemin de terre qui serpente au pied de Mũi Chụt nous arrivons à Cửa Bé. Ici on produit le fameux nước mắm bien renommé; l'odeur très forte et prononcée est sa signature. Cửa Bé doit son nom à l'embouchure de la rivière Suối Dầu. L'ancien nom de Cửa Bé est Tiểu Cù Huân. De l'autre côté de la rivière c'est le fameux 'Núi Đồng Bò' le repère des troupes communistes. En continuant on retombe sur Chụt.


Voilà un petit périple que certains amis du collège ont déjà fait en vélo ou en motos. Aujourd'hui on a du mal à retrouver ses anciens repères; les villas et leurs jardins ont disparus, les nouvelles constructions poussent comme des champignons, il n'y a plus d'espaces verts. Le bruit des moteurs ont remplacé le chant des oiseaux. Il n'y a plus d'arbres, il n'y a plus d'oiseaux. Seul restent les souvenirs.


Hoàng Ngũ Phúc



© cfnt, Collège Français de Nha Trang