La villa à Chụt



Jamais je n'aurais imaginé retrouver, par hasard, les photos de notre villa à Chut, postées par Mr Jacques Breisse dans le Forum des Invités du site CFNT. La même villa où j'avais passé un certain temps de ma jeunesse avant notre déménagement au centre ville, à la rue Độc Lập.


Comme dans un rêve, la vue de la montagne verte, au loin, faisant face à la villa, me revenait souvent. Une image inoubliable car je la regardais chaque jour et dans ma tête, je voyais des bêtes sauvages, singes, tigres…des proies pour un chasseur tel que mon père qui était très souvent absent.


Mon père, Directeur au Ministère des Travaux Publiques, avait son bureau (Ty Dụng Cụ) proche du rond-point où se trouvait la clinique du Dr Quýnh, donc, pas loin de la Poste ni du marché Chợ Đầm.


On avait attribué à mon père un logement de fonction. Et malgré l'opposition de ma mère, on déménagea à Chụt. Pourtant, à l'époque, elle avait sa petite Austin Morris, couleur bleu ciel pour ses déplacements et mon père avait son propre véhicule du bureau.


Je me souviens d'un matin, à son retour de la ville, ma mère m'avait annoncé une bonne nouvelle concernant ma réussite à l'examen d'entrée au CF.


Elle ou mon père nous emmenait à l'école pendant toute l'année scolaire. A mes sorties de classe, je devais attendre mes parents devant la porte d'entrée pour le retour à Chụt.


L'après-midi, pour aller à l'école, on devait prendre un transport en commun, en Lambretta, car ma mère avait l'habitude de faire la sieste. Pour quelques piastres et me serrant contre les autres passagers pendant le trajet, le long de la mer jusqu'à la ville, j'admirais le côté de la route donnant sur la plage, attirée par ses eaux bleu d'azur ou les superbes villas en bordure de mer, selon le sens de ma place occupée dans la Lambretta. Bercée par le bruit du moteur – celui d'un vieux fourgon, considéré comme un taxi, à l'époque - je humais l'air de la mer, laissant le vent me caresser le visage.


Après un signal d'arrêt au conducteur, je n'avais qu'à traverser la rue de la plage pour arriver au CF.


La villa disposait de grandes chambres avec de larges fenêtres. Une salle de bains de taille importante, bien éclairée avec tout le confort français, baignoire, bidet etc… Je me demandais à quoi pouvait bien servir un bidet quand je l'avais vu pour la première fois de ma vie.


Côté ailes, après quelques petites marches, se trouvait une grande cuisine. Je me souviens des cartons entassés dans un coin. Devant l'entrée principale des marches plus larges que je sautais en descendant. Des colonnes le long de la véranda, en hauteur par rapport au sol et je grimpais sur les bords en ciment, me mettant à cheval dessus ou m'amusant à faire des allers-retours …


Derrière la villa, faisant suite au quartier des domestiques c'était un bout de terrain avec des herbes et des buissons laissés à l'abandon, plus hauts que ma tête. J'avais remarqué aussi quelques rares plantes de maïs. Un coin qui allait devenir mon endroit préféré dans la maison où je passais mon temps à chercher des sauterelles ou à attraper des libellules sous un soleil impitoyable et écrasant.


Notre servante louchait, avec ses yeux complètement de travers, on dirait une névrosée. Rien qu'à la vue d'un chat, elle hurlait et s'enfuyait comme si elle avait le diable à ses trousses! Avec ma sœur, on s'amusait à lui jeter dessus un chat. Tandis qu'il rebondissait en souplesse par terre, la pauvre, elle s'affolait en poussant des cris aigus. Et les miaulements de ces créatures l'obsédaient jusqu'à devenir une phobie, confia-t-elle un jour à ma mère.


Peu de temps après, on se retrouvait sans domestique.


Je faisais mes devoirs dans le couloir de la véranda, sur une table basse ou plutôt, je consacrais mon temps à regarder la montagne, si grandiose, en face, à l'horizon. Et je laissais vagabonder mon esprit sans cesse vers cette masse verte foncée, refuge de bêtes sauvages ou de quelques paysans?


Nous n'avions pas de voisins ni d'enfants de notre âge aux alentours. Notre villa paraissait perdue dans cette immense propriété au sol tapissé de gravier. De temps en temps, un camion rouleau compresseur traînait dans un coin du terrain.


A midi, on pouvait ressentir la chaleur de la cour provenant des cailloux, exposés, chauffés par des coups de soleil, voire même grillés, s'il n'y avait pas un peu de brise pour les calmer un peu. La mer se trouvait à proximité, mais hélas, inaccessible pour les baignades. Des roches, rien que des roches. Personne ne s'y baignait.


Mon père nous emmenait, de temps à autre, manger du phở dans un boui-boui, pas loin de chez nous. Il y avait un français aussi qui y tenait un restaurant (Bắc Tiến), on y mangeait dehors, sous le toit d'une paillotte. On le surnommait " ông Tây Cầu Đá".


Un jour, on déjeuna chez lui. Quand il nous servit, je regardai son gros ventre et je me demandai pourquoi il avait choisi ce métier. Un français parmi nous!??? Pour une fois, pour moi toute seule, j'avais droit à une tranche de thon rôti à la poêle, servi avec un quart de citron vert. A la maison, pour toute la famille, c'était une tranche de thon frit arrosé de " nước mắm", accompagné de riz blanc.


Alors pourquoi venir ici manger la même chose?


Pourquoi ce citron avec le plat?...


Autant de questions tournées et retournées dans ma tête d'enfant.


Je me souviens d'un matin où je devais pédaler jusqu'au village afin de ramener un sandwich « bánh mì thịt » pour le petit-déjeuner de mon père. Ce pain garni ne ressemblait en rien au classique sandwich dont j'étais habituée. Devant les morceaux de viande et de la sauce de couleur foncée, ce fut pour moi un moment dubitatif: bizarre son sandwich!


C'était peut-être la spécialité de ce trou perdu, sans doute pour cette raison que mon père ne daigna pas y faire un saut pour prendre son petit-déjeuner avant d'aller au bureau! Le patron utilisa les morceaux de viande qu'il récupéra des os servis à faire du bouillon pour le phở ou pour le " bò kho". A l'époque, je n'avais pas osé lui demander chez qui il s'approvisionnait en viande.


Comme il y avait un kiosque à journaux à Chụt, je passais mes après-midis à regarder les revues riches en couleurs, avec des photos de femmes en couvertures ou en premières pages.


Une vie si paisible dans un coin si tranquille. Pour des jeunes enfants, condamnés à y vivre comme nous, pour ne pas s'ennuyer, on devait inventer des jeux, des activités… A mes moments de liberté, je fouillais dans les buissons, à la recherche de sauterelles. J'aimais cueillir des baies sauvages, des fruits noirs, sucrés à souhait. Sinon, je tournais en rond dans la cour de devant.


Quand je devais aller au village, je faisais l'aller-retour avec la bicyclette empruntée à mon grand frère. A voir les rochers au loin, malgré l'attrait de la plage et la tentation d'un plongeon dans l'eau claire, je n'osais pas m'y aventurer toute seule, de crainte d'une chute entre les rochers par mégarde, dans ces eaux profondes et personne pour me porter secours.


Plus tard, notre famille a retrouvé l'animation du centre ville en nous installant rue Độc Lập, entraînée dans la vie agitée, trépidante de Nha Trang, en pleine effervescence à cause de l'arrivée des GI, personne ne parlait de notre ancienne villa.


On n'y retournait que pour manger un bol de soupe, le fameux « Phở Chụt ».


Quelque part s'éleva la belle voix de Françoise Hardy:


Quand je me tourne vers mes souvenirs

Je revois la maison où j´ai grandi.

Il me revient des tas de choses

Je vois des roses dans un jardin.

Là où vivaient des arbres, maintenant

La ville est là

Et la maison, les fleurs que j´aimais tant

N´existent plus.


Lê Thị Lam Sơn



© cfnt, Collège Français de Nha Trang