Indo-Chine française (souvenirs)



Extrait


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Nous sommes en face de la province de Khan-Hoa, et, aussitôt Port-Dayot passé, on arrive à Nhatrang, dernière escale du voyage, où se trouve le Résident français. Les mandarins sont dans la citadelle annamite de Khan-Hoa, à cinq ou six kilomètres de la côte. Nhatrang est un simple village au bord de la mer, où nous avons construit la Résidence et un poste de douane. Ce point du rivage est très aéré, presque constamment balayé par la brise, salubre par conséquent, et les Français trouvent qu'il y fait bon vivre.


Nhatrang est appelé à avoir une prochaine célébrité; c'est, en effet, le lieu qu'a choisi le docteur Yersin pour y établir son laboratoire de bactériologie. Le grand savant qu'est Yersin, aussi simple, aussi modeste qu'il est grand, a commencé là ses études sur la peste et y a obtenu les premiers résultats qui ont imposé son nom au monde scientifique. L'Institut Pasteur de Paris le tient pour un de ses meilleurs collaborateurs.


Le laboratoire que le docteur Yersin possédait à Nhatrang, en 1897, restait à l'état embryonnaire; les logements du docteur et de ses aides étaient misérables; un commis des douanes de vingt ans, envoyé en pleine brousse, aurait refusé d'habiter dans de semblables taudis. Les choses ne devaient pas durer ainsi longtemps encore, assez longtemps toutefois pour venir à bout du tempérament robuste d'un des vétérinaires attachés au laboratoire, dont nous avions bientôt à déplorer la perte. Dans les années qui suivirent 1897, le docteur Yersin put disposer des fonds nécessaires pour outiller son laboratoire, le développer, construire les bâtiments indispensables, en faire un Institut digne des grands travaux qui y sont poursuivis. Très ménager des ressources de la colonie quand il s'est agi des dépenses de pure administration, j'en ai été prodigue lorsqu'il a fallu créer et doter des établissements scientifiques, aussi bien que donner au pays un outillage économique ou développer les intérêts et le prestige de la France autour de nous. Le docteur Yersin se montrait d'ailleurs fort réservé dans ses demandes, et il était besoin d'accroître les crédits qu'il inscrivait à son projet de budget annuel, plutôt que de les réduire. Qu'il soit question des intérêts personnels du savant, et c'était bien autre chose; on pouvait l'oublier sans qu'il réclamât, sans même qu'il s'en aperçut; ce n'était même qu'après avoir vaincu une résistance prolongée qu'on pouvait lui octroyer quelque avantage dont bénéficiaient les fonctionnaires de second ordre. Au docteur Yersin, que j'ai plus aimé encore que je ne l'ai admiré, va mon affectueux souvenir, au moment où je rappelle ma première arrivée dans ce pays de Nhatrang que ses travaux ont illustré. La Manche jeta l'ancre dans la rade de Nhatrang quand le soleil avait disparu de l'horizon depuis une heure ou deux.


Ô la splendide et délicieuse huit, dont le charme inexprimable se présente à mon souvenir! Dans ce coin de mer que le continent aux hautes cimes, les îles rocheuses et boisées de tous côtés enserrent, la lune brillait, jetait sur les objets et les êtres une lumière blanche, éclatante, comme elle ne l'est que sous les tropiques, et donnait au paysage la parure fantomatique qu'elle doit avoir au pays des sirènes et des fées. L'eau, qu'une brise douce ridait, montrait le scintillement de ses mille facettes, la phosphorescence de ses profondeurs dans la lame que la proue du navire soulevait et dans le remous de son sillage. Nhatrang, ses montagnes, ses îles, son golfe qui semble un lac, apparaissaient sous des blancheurs de neige là, de nacre ici. C'était d'une beauté à la fois sereine et ultra-terrestre, irréelle, qui disait la douceur de vivre et parlait d'une existence de l'autre monde. Rarement spectacle de la nature m'a donné une impression si douce et si forte, si complexe aussi...


Vue de jour, la baie de Nhatrang est autre; elle n'est pas moins belle. Le dessin est plus précis et la couleur s'y ajoute. C'est un joli coin du monde, accueillant et aimable, sans petitesse et sans mignardise. Beaucoup de ceux qui ont parcouru l'IndoChine planteraient là leur tente, s'ils avaient la possibilité de choisir.


La province de Nhatrang, ou plus exactement la province de Khan-Hoa, n'est ni très riche ni très peuplée. Elle avait même fort mauvaise réputation au temps desanciens empereurs d'Annam, et on en faisait un lieu d'exil pour les Annamites du nord et du centre de l'empire. Le massif montagneux est si voisin de la mer que les plaines y sont exiguës. Bien que fertiles, elles renferment peu d'habitants, peu d'humains tout au moins. Les animaux, au contraire, y foisonnent, à commencer par le roi des animaux de l'Asie, le Seigneur Tigre. Il règne aux environs de Nhatrang et fort loin, au nord cl au sud, sans contestation et sans partage. Les officiers qui ont autrefois dressé les caries marines et qui n'avaient pu se procurer que de vagues renseignements sur le pays, l'ont désigné par celte seule mention: « Région tigreuse ».


La région tout entière appartient, en effet, aux tigres quand ils ont terminé leur longue sieste quotidienne, que les feux du soleil, atténués ou éteints, ne les aveu-glent plus, que l'heure est venue pour eux de vivre, c'est-à-dire de chasser et d'aimer. Alors la terre est à eux; rien ne leur résiste, rien ne tente de leur résister.


Qui veut conserver l'existence s'enfuit ou se cache. Le sang coule, les chairs palpitent sous les griffes et les dents de la bêle affamée, mauvaise, féroce comme au-cune autre. Le tigre lue pour se nourrir; il lue encore, il déchire quand il n'a pas faim, par instinct, par plaisir. Qu'il tombe sur un parc où sont des boeufs, des che- vaux, des bêles quelconques, si rien ne le dérange, après avoir pris l'une d'elles pour sa nourriture, il lue les autres et les abandonne. Que, rassasié, repu, il rencontre un être vivant dans ses courses nocturnes, il se jette sur lui et le met en pièces.


Dans la province de Khan-Hoa, le gibier ne manque point, en particulier celui que le tigre préfère, le cerf et le paon. L'oiseau de Junon est une proie délicate, un mets de roi dont le tigre, dit-on, est très friand. Le paon cherche à terre sa nourriture; il n'a pas le temps de s'envoler quand le chasseur, qui le guette, s'élance sur lui d'un gigantesque bond.


Affamé ou non, le tigre tue l'homme quand celui-ci passe à sa portée. Le nombre des Annamites qui meurent ainsi, dans la province de Khan-Hoa, malgré les précautions prises, malgré la frayeur qui tient les hommes enfermés après le coucher du soleil, est considérable. Un cultivateur s'attarde-t-il aux champs, laisse-t-il, sans y prendre garde, le soleil disparaître et le bref crépuscule tropical se substituer à la pleine lumière, qu'il risque de rencontrer le tigre en regagnant sa case. C'en est alors fait de lui. Si le tigre a faim, l'homme a chance de succomber sous ses premiers coups de dents, d'en finir en un instant d'atroce douleur. Mais si le tigre a mangé déjà, si cette proie n'est pas la première, la mort peut être plus cruelle. Il mutilera, déchirera longuement sa victime, jouera avec elle à l'occasion, comme le chat, ce petit tigre domestiqué, le fait avec la souris. C'est alors pour le malheureux aux griffes de la bête sauvage, l'indicible terreur, les souffrances horribles, membres brisés, lambeaux de chairs arrachés, jusqu'à ce que la mort vienne prendre ces restes pantelants de ce qui fut un homme.


J'ai eu le spectacle de l'horreur, de la haine que peut provoquer le tigre, une haine farouche qui ne se contente pas de tuer, qui voudrait, elle aussi, faire souffrir longuement, cruellement l'abominable bête. Dans un village du Khan-Hoa, voisin de Nhatrang, un jeune Annamite de dix-huit ans à peine revenait du travail à l'heure normale; le jour à peine déclinait. D'autres travailleurs, son père entre autres, ren traient en même temps que lui; il était derrière eux, à une centaine de pas. Quelques- uns des hommes se retournaient pour appeler leur jeune compagnon, l'inviter à les rejoindre, lorsqu'ds virent un tigre sortir tout à coup d'un fourré voisin, et en deux bonds, être sur le malheureux, le saisir à la nuque, l'enlever sur son dos et rentrer dans le fourré. Un cri terrible, un seul, avait été proféré par la victime. Les Anna mites, affolés, se sauvèrent vers leurs cases, le père excepté; il resta cloué sur place, pleurant, gémissant, s'arrachant les cheveux, impuissant à rien tenter quand son fils était là, à portée de flèche, qui expirait sous la dent du carnassier.


Par hasard, au village, se trouvait une patrouille de la milice ou Garde indigène, qui se hâtait de regagner Nhatrang avant la nuit. Elle comprenait une douzaine d'hommes commandés par un Doï (ainsi nomme-t-on le sous-officier annamite). Celui-ci était un ancien tirailleur dans les troupes régulières françaises, soldat cou-rageux et résolu. Les cris des fugitifs le firent arrêter un moment sa petite troupe. On lui expliqua l'affaire, le suppliant d'attaquer le tigre, de lui arracher sa victime ou, s'il était trop tard, de le punir de son méfait. Malgré les inconvénients qu'un retard pouvait avoir, les dangers même que courraient ses hommes s'ils trouvaient le tigre dans les hautes herbes où on l'avait vu se réfugier, il consentit à faire ce qu'on lui demandait. Un quart d'heure ne s'était pas écoulé depuis le moment du drame, que les miliciens, armés de leurs excellentes carabines Gras, arrivaient devant le fourré d'où la bête était sortie, puis où elle était rentrée après avoir fait soncoup. Le père et la mère du jeune homme enlevé suivaient la troupe, les autres Annamites se tenant prudemment en arrière. Si, comme il était à croire, comme l'heure insolite à laquelle il chassait semblait en être l'indice, le tigre était affamé, il devait se trouver encore dans le fourré à dévorer sa proie, les terres cultivées s'étendant tout autour, et la brousse ou les bois, autre refuge possible, n'apparaissant qu'à une assez grande distance. Ces prévisions étaient justes. Le tigre n'avait pas quitté sa retraite; il digérait. L'arrivée d'une troupe d'hommes, chétifs adversaires dont il ne pouvait rien craindre, n'était pas faite pour provoquer sa fuite. Il ne s'était jamais vu attaquer par son gibier habituel, les cerfs ou les paons; comment le serait-il par ce gibier occasionnel qu'est l'homme? Sa digestion l'invitait au repos; il serait temps de distribuer coups d'ongles et coups de dents si les imprudents bipèdes s'approchaient de lui.


Ils s'en approchèrent. Le Doï disposa sa troupe en ligne, lui au centre, tous la baïonnette au canon, les fusils chargés, la main sur la gâchette. Ils avancèrent jusqu'à la lisière du fourré et restèrent un moment immobiles. Le Doï épiait, écou tait; il crut percevoir, vers le centre de l'étroite touffe d'arbrisseaux et d'herbes, un bruit de branches froissées. Le tigre se ramassait pour bondir. Le fusil du Doï, tendu à bout de bras, indiquait l'endroit à ses hommes.


— Feu! cria-t-il.


Douze coups de fusil partant en même temps déchiraient l'air d'une seule et forte détonation, à laquelle un terrible rugissement faisait écho. On entendit un bruit de branches cassées; une masse semblait s'agiter, entrevue dans le crépuscule.


— Chargez!... Feu! commanda le Doï.


Un nouveau feu de salve retentit.


— Chargez!


Les fusils chargés, la baïonnette croisée horizontalement, les miliciens entrèrent avec précaution dans le fourré. Ils n'avaient plus rien à craindre. L'énorme bête gisait à terre, dans une mare de sang. La tête était fracassée, le corps troué en dix endroits. Presque toutes les balles avaient porté. Le premier feu de salve, reçu quand l'animal faisait tête à l'attaque imprévue et allait s'élancer, avait brisé la mâchoire, crevé un oeil, labouré le crâne. Le tigre avait dû bondir en arrière pour retomber lourdement sur le côté. La seconde décharge l'avait atteint dans cette posi tion, et son ventre avait été labouré par le plomb. Ce double tir, au jugé, avait donné des résultats extraordinaires. Le Doï en était fier, et il avait quelque raison de l'être.


On trouva, non loin du corps de la bête monstrueuse, qui ne mesurait pas moins de trois mètres de la gueule à l'extrémité de la queue, les débris de sa victime. Onreconnut la tête, informe, broyée par les mâchoires du carnassier, une partie des gros os du tronc auxquels adhéraient des lambeaux de chair, une jambe presque intacte portant la marque des griffes creusée comme de profonds sillons. Le père et la mère du malheureux jeune homme voyaient cela, fous de douleur et de colère, criant, hurlant leur chagrin et leur haine pour le fauve, l'insultant, le piétinant, reprochant aux miliciens de l'avoir trop bien tué, de ne pas lui avoir laissé un reste de vie pour que, eux, les parents de l'assassiné, puissent torturer le criminel.


— Infâme! chien! clamait le père en frappant de ses mains, de son coupe- coupe, l'animal inerte; rends-moi mon fils! Qu'en as-tu fait, bandit?


Et il se rua sur lui, sur son ventre d'où le sang coulait, le lardant de coups, déchirant la peau, arrachant les entrailles.


Les habitants du vidage, n'entendant plus, après les deux décharges, que les cris de douleur et les imprécations des parents, étaient accourus. Leur colère, leur exaspération contre le Seigneur de la brousse se mettaient à l'unisson de celles dont ils avaient sous les yeux le spectacle tragique. Ils aidaient le père et la mère dans la besogne qu'ils accomplissaient fébrilement, l'oeil égaré, les gestes fous. Le tigre était éventré, ouvert de la gorge au bas du ventre. Les coupe-coupe travaillaient, sectionnant les uns après les autres tous les organes du fauve. L'estomac était plein de chair saignante non encore digérée, que le père et la mère de celui qui avait été dévoré, arrachaient avec des cris de bêtes. Ils retirèrent tout un avant-bras du jeune homme, avalé sans être mâché, marqué à peine de quelques coups de dents, la main restée entière. La mère l'avait pris, se sauvait avec ce débris de la chair de sa chair, allant devant elle sans voir; buttant à chaque pas, tombant, se relevant, poussant des cris dont rien ne peut rendre l'expression de souffrance, le désir impuissant de se venger du crime odieux. Elle revenait, se jetait sur le cadavre du tigre, essayant de crever avec ses ongles l'oeil que les balles n'avaient pas atteint, de saisir, dans le sang dont la gueule était pleine, la langue pour l'égratigner. Dans la nuit qui venait, cette scène de désolation et de carnage faisait passer à tous un frisson d'horreur...


Les tigres n'ont pas plus de respect et pas moins de goût pour les Français que pour les indigènes. On en sait quelque chose à Nhatrang, où deux Résidents furentsuccessivement dévorés, à quatre ou cinq ans d'intervalle. On m'a raconté leur déso lante histoire. Le premier était un jeune homme qui s'avisa d'aller rejoindre un ami, à l'intérieur des terres, quand la nuit venait et devait le rattraper en roule. On essaya de le détourner de l'exécution d'un tel projet à une heure trop tardive; on lui en fit voir le péril. Il répondit en montrant le solide revolver dont il était armé et le milicien qui l'accompagnait, à cheval comme lui-même et armé également. Il partit, prenant la tête, le milicien le suivant de très près. Il n'alla pas loin. Un tigre bondit sur lui, le jeta à bas de son cheval et l'enleva dans la brousse toute voisine.


Il n'avait même pas eu le temps de saisir son arme. Le milicien n'avait pas plus fait feu que lui; il tourna bride et ne pouvait faire mieux. En quelques minutes de galop endiablé, il arrivait à Nhatrang et faisait le récit du malheur qui venait d'arri ver et qui s'était accompli en un si court instant que le tigre avait disparu avant qu'il eût pu se reconnaître.


Le second Français dont on avait à déplorer la perte à Nhatrang s'était égale ment mis en route à la fin du jour. Il était à cheval. Deux tigres se ruèrent en même temps sur lui, l'un prenant l'homme et l'autre la bête. Un Annamite qui venait derrière eut encore le temps de fuir. Le Français, avant d'être emporté, avait pu tirer deux ou trois coups de revolver, sans aucun résultat d'ailleurs. On considé rait comme tout à fait exceptionnel le fait d'être attaqué à la fois par deux tigres. Il est rare de voir le féroce animal vivre en société: c'est un solitaire.


La crainte du tigre est, comme bien on pense, solidement ancrée chez les habitants du Khan-Hoa. J'ai vu, au cours de mes voyages, un Résident bien convaincu,d'après les précédents, que c'était au représentant de la République dans sa province les carnassiers en avaient, tout spécialement. Imbu de cette idée, il faisait le nécessaire pour interrompre la tradition et ne pas tomber sous la griffe de ses ennemis. On ne pouvait lui en vouloir; mais sa prudence était devenue extrême et sem blait quelque peu puérile.


Un jour que j'allais visiter un haut plateau de la chaîne annamitique, dans la province de Khan-Hoa, le plateau du Langbian, où je comptais établir une station sanitaire, à 1 500 mètres d'altitude, j'étais accompagné du Résident en question, du docteur Yersin et du capitaine d'artillerie Langlois. Nous étions tous à cheval, sauf le Résident qu'on portait en chaise. L'ascension fut rude dans les montagnes sans chemins, où il fallait gravir plusieurs contreforts, redescendre, remonter pouratteindre finalement le bord du plateau, à 1 600 mètres. Nous avions dû mettre pied à terre pendant la plus grande partie de la route et parfois soutenir nos chevaux glissant sur le rocher en pente rapide. Le Résident, malgré le nombre et la vaillance de ses porteurs, était en arrière. La nuit nous surprit. Nous chevauchions, le docteur Yersin, le Capitaine Langlois et moi, sans nous préoccuper autrement du tigre. Nous ne nous séparions pas, cependant, pour la principale raison que, dans la nuit noire, et avec notre peu de connaissance du terrain, nous aurions eu toute chance de nous égarer. Mais le Résident, qui marchait à trois ou quatre kilomètres derrière notre groupe, entouré de ses porteurs et d'une garde de miliciens, n'était pas rassuré. Il sentait le tigre rôdant autour de nous, persuadé que c'était lui, Résident de Nhatrang, qui était surtout menacé. Et nous entendions au loin, dans le silence de la nuit, le bruit des feux de salve que les miliciens tiraient pour éloigner du Résident les bêtes sauvages.


Sans escorte et sans feux de salve, nous arrivions au but de notre voyage, vers 10 heures du soir, gais et en appétit, quand le Résident, trop bien gardé, nousrejoignait une heure plus tard, à peine remis de ses chaudes alarmes, fatigué, inca pable de reprendre avec nous, le lendemain, le chemin du retour.


Dans cette même province, quelques mois plus tard, j'ai eu le sentiment bien net de ce qu'était la chasse du tigre. C'était précisément à Port-Dayot, dont il a été récemment parlé. L'aviso Kersaint me conduisit dans la baie, accompagné du commandant de la marine de Saigon, le capitaine de vaisseau Reculoux, du colonel directeur d'artillerie Teillard et d'un officier d'ordonnance, qui était, celle fois encore le capitaine Langlois. Il s'agissait d'étudier les conditions éventuelles d'établissement d'un port de guerre dans la baie. Après avoir visité Port-Dayot dans toutes ses parties, dans ses anses et ses passages, le Kersaint nous déposa à terre.


Nous nous dirigions vers un point culminant d'où certaines positions favorables à l'établissement de batteries se devaient découvrir. Derrière la large plage de sable où nous étions descendus, venait un espace couvert de broussailles; elles se changeaient, au fur et à mesure qu'on avançait et montait, en arbustes entremêlés de plantes épineuses et de lianes qui en faisaient un immense fourré presque impénétrable. Quelques matelots indigènes nous précédaient, armés de coupe-coupe, pour ouvrir un chemin. Ils s'arrêtèrent tout à coup en voyant, sur le sable, des traces qu'ils nous indiquèrent. C'étaient d'abord des marques de pieds de cerf qui traçaient une longue piste et, de place en place, l'empreinte toute fraîche des pattes d'un animal bondissant à la poursuite du premier. Les Annamites reconnaissaient le tigre, et, avec leurs mains, ils mesuraient les dimensions des trous faits dans le sable pour en déduire la taille de la bête. Celle-ci devait être assez petite, jeune probablement, et cela expliquait qu'elle n'ait pas saisi sa proie aux premiers bonds et soit obligée de lui donner une chasse en règle. Il faisait, du reste, encore assez jour pour qu'un tigre n'ait pas tous ses moyens, toute l'acuité de sa vue. Nous arrivions à la bordure du terrain couvert d'une broussaille assez clairsemée, quand un cerf lancé à toute vitesse, affolé au point de ne pas nous voir ou de ne pas nous craindre, passa au milieu de notre groupe, bousculant et jetant à terre un Annamite. Un bruit de branches froissées et brisées se fit entendre presque aussitôt; mais l'on ne vil plus rien. Le tigre avait dû s'arrêter, inquiet de notre présence qu'il avait éventée; nous étions trop nombreux et la clarté du jour restait trop forte pour qu'il pût avoir la tentation de nous attaquer. Probablement le cerf dut d'échapper à la mort ce jour-là à la présence des hommes, dont il a ordinairement beaucoup à craindre.


En poursuivant le voyage maritime vers Saigon, on trouve, après Nhatrang, une fort belle et grande baie abritée qui ne vaudrait pas Port-Dayot s'il s'agissait d'établir un port militaire, mais qui a l'avantage de posséder quelques villages sur ses rives et d'être accolée à des terres excellentes dont on tirera de riches moissons quand l'homme les aura reprises aux bêtes fauves qui en sont présentement maîtresses. La baie a nom « Cam-Ranh » et a été prise récemment pour point de départ d'un service de cabotage sur les côtes d'Annam. Un explorateur hardi du massif montagneux annamite, M. le marquis de Barthélemy, s'est fait ainsi armateur et a créé, dans la baie de Cam-Ranh, des établissements dont on doit souhaiter le succès, plus encore pour le bien du pays qu'en vue de la récompense méritée par une louable initiative.


Depuis le cap Varella, la route du navire s'infléchit un peu à l'ouest; mais à partir du cap Padaran, elle prend nettement une direction occidentale comme la côte elle-même. Il y a sur les hauteurs de Padaran un phare parfaitement placé et de grande puissance, aux éclats blancs et rouges. Les commandants des naviresfrançais qui font le service d'Extrême-Orient et relâchent dans les ports égyptiens, anglais, chinois, japonais, ont coutume de dire: « La plus belle ville que l'on trouve sur la route est Saigon, le plus beau phare est Padaran. » S'ils sont appelés à modifier leur constatation, c'est que le phare de Varella aura éclipsé celui de Padaran. L'orgueil national n'aura rien à y perdre.


Le cap Padaran est un des points singuliers de la route du Tonkin en Cochinchine. Le cap Tourane en est un autre. Le temps et la mer changent en ces lieux qui divisent ainsi la traversée en trois zones distinctes, souvent très différentes. Il n'est pas rare, en passant de l'une dans l'autre, de rencontrer des temps dissem-blables: ciel clair et mer calme ici; nuages, vent, mer démontée là. Par la mousson de Nord-Est, qui souffle en hiver, on a chance de trouver, devant Padaran, descourants tels que les bateaux à vapeur de petit tonnage et de faible vitesse ne peuvent pas franchir le passage. Tel a été souvent le cas pour les canonnières des stations maritimes de l'Indo-Chine, canonnières à roues, comme l'Alouette et le Bengali, ou canonnières à hélice, comme la Comète, la Vipère, l'Aspic.


Les régions de l'Annam qui se trouvent après la baie de Cam-Ranh, au voisinage de la Cochinchine, sont marquées sur la côte par trois larges golfes en demi- cercles, aboutissement de trois vallées; ce sont les baies de Phan-Ranh, Phan-Ry et Phan-Tiet. Ces régions ont un aspect particulier, qui tranche avec les autres contrées de l'Annam aussi bien qu'avec celles de la Cochinchine. Le climat en est différent; il n'y pleut presque pas. C'est la sécheresse africaine, en un coin de l'Extrême-Orient pluvieux et saturé d'humidité. Les productions s'en ressentent; elles ressemblent plutôt à celles de notre Algérie qu'à celles de l'Indo-Chine. Les figuiers de Barbarie, les haies de cactus, etc., abondent sur le rivage de la mer. Dans les vallées, on n'arrive à cultiver le riz qu'en irriguant les terres. C'est ce qu'avait depuis longtemps commencé un missionnaire catholique, le Père Vuillaume, dans la plaine de Phan-Ranh. Il avait aménagé les rivières, creusé des canaux, apporté l'eau et donné la vie à des terres en proie à une constante sécheresse, et par suite stériles. Il devait malheureusement trouver la mort dans l'élément qu'il avait capté, dirigé, rendu bienfaisant pour une nombreuse population. Le sampan qui le portait fut pris, un jour de l'année 1900, dans le remous provoque par les eaux échappées d'un barrage; le Père Vuillaume crut qu'il allait sombrer et sauta hors de l'embarcation; il ne put regagner la rive et se noya dans le bief profond, alors que le sampan continuait de flotter et échappait de lui-même au tourbillon qui l'avait un moment retenu. Sa mort causa une réelle affliction à la population indigène, dont il était le bienfaiteur.


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Paul Doumer

(1857-1932)


Source: http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5842936c/f241.texte.r=.langFR



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